mardi 17 avril 2018

LE TIRE-BOUCHON EN ALLEMAGNE, VERS 1750


Amis  hélixophiles, bonsoir !


C'est une nouvelle rubrique que je vous propose :
LA CONQUÊTE DU MONDE PAR LE TIRE-BOUCHON

Je vais y regrouper les articles correspondant au projet de recherche que nous partageons, Armando CECCONI et moi, sur l'apparition du tire-bouchon dans les différents pays.
L'hypothèse que nous avons formulée est que l'usage d'un mot suit forcément de peu l'arrivée sur un territoire de l'objet qu'il désigne .
Nous nous efforçons donc de retrouver les images et occurrences les plus anciennes possibles de l'objet dans l'art ou les écrits.
Les dictionnaires anciens, académiques ou de traduction, sont de ce point de vue essentiels : ils sont comme des photographies, plus ou moins floues, mais immortalisant la présence d'un mot dans une langue à la période de leur parution.


Le sujet qui nous intéresse aujourd'hui concerne l'Allemagne du XVIII° siècle, époque où le Saint-Empire romain germanique subsiste comme constellation de principautés, mais où le pays n'est pas effectivement unifié.

Ajoutons que la fabrication de tire-bouchons ne semble pas s'être encore développée dans les provinces germaniques.
Ferd. Peters indique pour sa part que l'industrie allemande de manufacture de tire-bouchons s'est développée dans la seconde partie du XIX° siècle, principalement dans les zones forestières de Thüringe autour de Solingen.
Source : Mechanical Corkscrews
Cf. ma fiche bibliographique :
BIBLIOGRAPHIE 08 : Ferd PETERS, MECHANICAL CORKSCREWS, THEIR EVOLUTION, ACTIONS, AND PATENTS

Impossible donc d'illustrer cet article d'images de fabrications allemandes du XVIII° siècle, les premiers tire-bouchons brevetés datent de la fin du XIX° siècle, comme ce modèle de Louis Öhring :




Brevet allemand Louis Öhring du 20 avril 1893
(source : collection-privee-tire-bouchons.eu).


Mais peut-être quelqu'un parmi vous pourra me faire parvenir une illustration du XVIII° siècle avec représentation d'un tire-bouchon ? J'en serais très heureux.


-/-


J'ai évoqué dans un précédent article le dictionnaire classique français-allemand de Wilhelm de Suckau, édition de 1853.
Cf. :
AVANT "KORKENZIEHER", QUEL NOM DONNAIT-ON AU TIRE-BOUCHON EN ALLEMAND ?


Deux termes allemands étaient proposés par Wilhelm de Suckau pour traduire tire-bouchon : Korkzieher et Pfropfzieher, littéralement tire-liège et tire-tapon (tapon signifiant autrefois étoffe mise en bouchon).
L'origine française de ces mots ne faisait guère de doute. Composés d'un nom singulier et d'un verbe, ce sont des calques du français tire-bouchon et ils décrivent comme lui la fonction de l'objet. 
Leur formation diffère de celle du mot anglais corkscrew, lequel décrit l'objet et non sa fonction.
Mais nous étions en 1853 et le dictionnaire Wilhelm de Suckau semblait bien tardif dans l'histoire qui nous occupe. 

Il fallait chercher plus loin. Alors, poursuivant ma quête, j'ai fini par trouver deux dictionnaires bilingues plus anciens où figuraient déjà des traductions en allemand de notre tire-bouchon : d'abord celui de Schwan en 1782 puis, mieux encore, celui de Poëtevin en 1754.



-/-



1782, le dictionnaire de Schwan


Le premier dictionnaire est antérieur de 71 ans à celui de Suckau. C'est l'ouvrage de l'Allemand Chrétien Frédéric - ou Christian Friedrich - Schwan, daté de 1782 et intitulé :
Nouveau dictionnaire de la langue allemande et françoise.




Dictionnaire Schwan, première partie (1782),
françois-allemand, tome 1, page de garde.




On y trouve dans la première partie, français-allemand, tome 2, page 545, le mot tire-bouchon, dans son orthographe moderne, ainsi que sa traduction en allemand :





Tire-bouchon, s. m. : Der Korkzieher oder Pfropfzieher, ein Werkzeug, die Korkpfropfen oder Stöpfel damit aus den Krügen oder Flaschen zu ziehen.
Texte allemand qu'on pourrait retraduire de la façon suivante :
le tire-bouchon ou tire-tapon, outil pour extraire les bouchons en liège ou les tapons des jarres ou des bouteilles.


La seconde partie, allemand-français, n'est publiée qu'en 1811.




Dictionnaire Schwan, deuxième partie (1811), 
allemand-françois, tome 1, page de garde.


On y trouve dans le tome 1, page 900, à la fin de l'article consacré à Kork, le mot Korkzieher et sa traduction en français :




Der Korkzieher, le tire-bouchon.


On trouve de même dans le Tome 2, page 147, à la fin de l'article consacré à Pfropf, Pfropfen, le mot Pfropfzieher :




Der Pfropzieher, le tire-bouchon.

Mais on ne trouve pas dans cette partie allemand-français de mot formé à partir du substantif Stopfel ou du verbe stopfen.

Notons que, comme ce sera le cas un demi-siècle plus tard chez Wilhelm de Suckau :
- les noms composés allemands Korkzieher et Pfropzieher retenus par Schwan sont des calques du français et décrivent l'objet plutôt que sa fonction,
- et que ces noms composés sont encore formés à partir de mots singuliers, Kork ou Pfropf, comme c'est le cas en français.


... Mais un ouvrage plus ancien restait à explorer : paru près de 30 ans plus tôt, il était l'oeuvre du Suisse François Louïs Poëtevin et était destiné à la population suisse confrontée à la diversité linguistique.



-/-



1754, le dictionnaire du Suisse Poëtevin


Ce dictionnaire, rédigé en 1754 par François Louïs Poëtevin, Régent du Collège de Lausanne, est intitulé :
Le nouveau dictionnaire suisse, françois-allemand et allemand-françois.



Le dictionnaire du Suisse François Louïs Poëtevin (1754), 
publié un siècle avant celui de Wilhelm de Suckau, page de garde.


La première partie, français-allemand, comporte, page 1175, le mot tirebouchon ainsi orthographié et nous propose la version allemande suivante :




Tirebouchon, s. m. Kork- oder P[f]ropf- oder Stopfelzieher, womit man den Zapfen aus den Bouteillen zieht.
Les néologismes allemands présents dans cette version s'appuient sur quatre mots se rapprochant de notre terme bouchon, il s'agit de Kork, Pfropf, Stopfel et Zapfen :
- Kork correspond à liège,
Pfropf et Stopfel correspondent à bouchon, tampon, bonde et sont à rapprocher du vieux français tapon (étoffe mise en bouchon),
- Zapfen est davantage polysémique et peut correspondre à tenon, goujon, cheville, bondon, bouchon, tampon... autant de termes comportant une notion d'obstruction ou d'obturation.
La retraduction française pourrait donc être : tire-bouchon ou tire-tapon ou tire-bonde, avec lequel on retire le bouchon des bouteilles.

La deuxième partie, allemand-français, ne retient qu'un seul terme, Korkzieher, pour lequel elle propose en traduction tire-fond et tire-bouchon, avec cette orthographe :



... pas de Pfropfzieher, de Stopfelzieher ou de Zapfenzieher, même en recherchant les variantes possibles.


Dans ce dictionnaire de Poëtevin de 1754, on voit une fois de plus que l'orthographe n'était pas stabilisée et que deux formes pouvaient être proposées dans le même ouvrage pour le même terme, ici : tirebouchon et tire-bouchon.
C'est une difficulté particulière à ce type de recherche que de devoir toujours penser aux variantes orthographiques.

On voit de même façon que l'allemand du XVIII° siècle hésite entre plusieurs substantifs et n'a pas encore consacré le terme actuel, Korkenzieher, avec le substantif Korken employé au pluriel.

Le dictionnaire de François Louïs Poëtevin, ne l'oublions pas, s'adressait à un lectorat suisse pour traduire le français et l'allemand utilisés localement : la présence des termes témoigne nécessairement de leur utilisation antérieure dans les langues d'origine.

-/-


Que retenir finalement à la lecture de ces deux dictionnaires ?

Il semble tout d’abord possible d'affirmer à ce stade que la conquête de l'Allemagne - et de la Suisse - par le tire-bouchon est survenue peu avant le milieu du XVIII° siècle. 
La présence de plusieurs termes pour le traduire et l'hésitation à en fixer un seul en témoignent.

La formation des néologismes allemands confirme aussi l'hypothèse d'une diffusion à partir de la France.
Une diffusion directe depuis la Grande Bretagne aurait favorisé l’apparition, à l'anglaise, de termes décrivant l'objet et nous aurions dû alors trouver des néologismes du type "Korkschraube", littéralement en français "vis à liège".
En réalité les divers néologismes allemands ont tous été formés sur un modèle linguistique français, privilégiant la fonction de l'objet - retirer l'obturateur d'un flacon - plutôt que sa description.


C'est un petit pas pour notre recherche.
Nous n'avons pas encore trouvé de représentation graphique de cette époque, mais l'écrit nous aide à cartographier la conquête du monde germanique par le tire-bouchon !



M



2 commentaires:

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...