Amis des bouteilles, des bouchons et des tire-bouchons, bonjour !
Voici comme promis la deuxième et dernière partie de mon article consacré à la naissance du tire-bouchon.
Après les deux premiers chapitres parus le 06 novembre 2013 :
3. Evolution du bouchage des
bouteilles
Vente au détail, transport et conservation dans des
bouteilles pourtant jugées peu fiables sont autant de nouvelles pratiques
apparues au XVI° siècle et qui obligent à résoudre le problème du bouchage du
récipient.
Jusqu'au XVII° siècle, les bouteilles aux formes
arrondies (bouteilles oignons) et au goulot pas tout à fait cylindrique ne peuvent
être couchées, au risque de fuir.
Les bouchons eux-mêmes ne sont guère hermétiques :
paille, herbes, fibres entortillées ou bien morceaux de bois taillés et enveloppés de tissu - les
broquelets - sont les matériaux les plus fréquemment utilisés ; l'étanchéité
est recherchée par un scellement au suif ou à la cire.
Une autre pratique apparait avec les bouteilles de Digby au XVII° siècle : elle consiste à utiliser un bouchon de
verre collé à la pâte d'émeri : l'herméticité est assurée (Cf. l'expression
populaire française "bouchée à l'émeri" pour qualifier une personne complètement
sourde !), mais il est souvent impossible de déboucher la bouteille sans en
casser le col.
La pratique a longtemps perduré, notamment en laboratoire,
et les plus anciens d'entre nous se souviennent des flacons pharmaceutiques
bouchés à l'émeri.
Cependant au XVI° siècle, les négociants anglais
redécouvrent au Portugal l'usage du
bouchon de liège pour sceller les bouteilles de vin de Porto, pratique
héritée du temps des amphores et favorisée par la présence naturelle du
chêne-liège dans le Douro.
Le bouchage au liège du vin vendu en bouteilles se
développe alors rapidement.
Les bouchons utilisés alors, façonnés à la main, sont
coniques : l'obturation est meilleure sinon parfaite, mais la bouteille ne peut
toujours pas être couchée.
Incomplètement enfoncés dans les goulots, ces bouchons ne
nécessitent pas d'outils spécifiques pour les retirer : une simple pointe appuyée
sur le col de la bouteille y suffit.
Même si les
cavistes utilisent probablement leurs outils traditionnels de dégustation du
vin en tonneau pour extraire les bouchons : percettes, poinçons, pointeaux, perce-fût, pique-fût, coups de
poing ou autres gibelets...
les premiers
tire-bouchons sont donc des pointes appuyées sur les cols de bouteille !
Et les ébréchures des goulots des bouteilles anciennes témoignent
d'extractions répétées.
Percettes et coups de poing.
L'invention de Kenelm Digby, partout imitée, change la
donne.
Les goulots de ses bouteilles sont renforcés d'une bague de verre rapportée.
Il devient possible d'y forcer au maillet un bouchon (les
boucheuses suivront bientôt).
Kenelm Digby recommande d'utiliser le
bouchage au verre dépoli et à l'émeri. Ce mode opérationnel persistera d'ailleurs,
de façon marginale, jusqu'au début du XIX° siècle.
Mais le bouchage au liège s'impose néanmoins rapidement
grâce à ses atouts : non seulement il est plus facile d'utilisation, moins cher
que le verre et disponible sur place ou à proximité des vignobles, mais surtout
il favorise un bon vieillissement en bouteille.
Les forêts de chêne-liège ou suberaies s'étendent alors aux XVIII° et XIX° siècles en France :
Gascogne, Landes, Maures, Estérel, Corse..., comme aussi au Portugal, en
Espagne, en Italie sans oublier l'Afrique du Nord.
Un bouchon de liège spécifique et ligaturé est mis au
point pour les champagnes et autres boissons effervescentes, remplaçant le broquelet de
bois, bouchon cylindrique mais à tête élargie pour faciliter enfonçage et
extraction.
Et sous la pression (sic ?) des producteurs champenois,
la réglementation française s'adapte, avec retard.
Le bouchon conique prévaut pour les vins tranquilles, dès
le XVII° siècle.
Il reste d'ailleurs utilisé pour les vins courants ou
vins de table jusqu'au XX° siècle (Cf. bouchons capsules).
Bouchons capsules
La maîtrise ultérieure de la fabrication du bouchon
cylindrique permet à celui-ci de s'imposer pour les vins de garde achetés par
des amateurs fortunés : l'herméticité est alors quasi-parfaite et le
vieillissement en bouteilles couchées favorisé ... parfois au risque du
"goût de bouchon" !
Bouchons conique, cylindriques, à champagne
Conséquemment, ces consommateurs favorisés font une autre
découverte : l'utilisation d'une pointe ne
suffit généralement plus à déboucher une telle bouteille bouchée à force ! Pas
plus d'ailleurs que les autres outils du caviste !
4. Naissance du
tire-bouchon
Après 1632, le tire-bouchon va donc s'imposer pour le
meilleur et pas pour le pire !
Avec l'invention de Kenelm Digby, le service d'un vin de
qualité suppose une mise en scène
réussie du débouchage de la coûteuse bouteille.
Le commerce du vin en bouteille s'est développé grâce à
Digby, d'abord porté par les négociants anglais, puis par les producteurs
eux-mêmes.
Mais le vin conditionné en bouteille reste un produit
élitiste : produit culturel, très cher, on ne le trouve que sur les tables
aristocratiques, du clergé ou des grands bourgeois.
Et il n'est pas étonnant de rencontrer des
ecclésiastiques parmi les précurseurs de la vis à bouchon
(littéralement en Anglais : corkscrew).
On attribue souvent l'idée première de cette vis à bouchon ou vis à bouteille aux utilisateurs de fusils : artilleurs ou chasseurs.
Je crois pour ma part que les chasseurs ont ouvert la
voie.
Au XVII° siècle, la chasse est un passe-temps aristocratique ; ses
adeptes ont les moyens de posséder leur cave et, hier comme aujourd'hui, on
n'imagine guère de parties de chasse sans paniers repas et bouteilles.
Il importe peu malgré tout. Chasseurs et artilleurs ont
déjà à leur disponibilité un outil à mèche : le "tire-bourre" ou
"tire-balle", pour retirer la bourre de la cartouche par le canon de
leur arme.
Détourner l'outil de son usage pour déboucher une
bouteille - possédée ou prise - relève de l'évidence. Et une telle idée nait
forcément dans beaucoup de têtes en même temps !
Pour Bernard M. Watney et Homer D. Babbidge (in Corkscrews for collectors, 1981),
"il est vraisemblable que l'invention a été suscitée par la mèche vrillée,
simple ou double du tire-balle fourni avec les armes à feu, à partir des années
1630 en tout cas."
La fréquente répétition de l'exercice d'extraction
difficile d'un bouchon récalcitrant et l'exemple des réponses trouvées par les
plus imaginatifs d'entre eux conduisent les consommateurs fortunés à rivaliser de
vitesse et d'ingéniosité pour fabriquer ou faire fabriquer l'outil le mieux
adapté à leur nouveau besoin et le plus apte à trôner sur leurs tables.
Bouteilles de Digby et bouchons forcés sont utilisés sur
ces tables dès 1632, et dès 1632 des bouchons résistent donc !
De réceptions en dîners mondains, dans ces relations
sociales et de pouvoir, on imagine mal des hôtes en représentation rester
impuissants à résoudre un problème immédiat et renouvelé sous le regard de
leurs commensaux !
Quelle qu'en soit la forme, la vis à bouchon est une
nécessité immédiate.
Des réponses multiples sont nécessairement imaginées
simultanément, mais il est impossible de déterminer une antériorité en la
matière, les systèmes modernes de protection de la propriété industrielle ne voyant
le jour qu'un siècle plus tard, en 1734 (Angleterre).
Les premières vis à bouchon imaginées ne sont pas encore
destinées à être commercialisées mais servent à valoriser leurs propriétaires
autant qu'à ouvrir les bouteilles.
Preuves d'un statut social élevé, elles sont esthétiques
autant que fonctionnelles et la noblesse des matériaux utilisés importe au
moins autant que les mécanismes imaginés.
Issues du tire-bourre et utilisées lors de parties de
chasse, ces vis à bouchon voyagent dans le fond d'une poche, mèches protégées,
et sont pour ces raisons d'emblée associées à d'autres outils : briquet, clé de
carrosse, bourre pipe, sceau ... multi-outils préfigurant le couteau suisse.
Multioutils XVIII° siècle :
l'étui est un aiguisoir à couteaux et protège deux tire-bouchons de voyage.
A la fin du XVII° siècle, le tire-bouchon apparait dans
l'iconographie et les écrits, signe indubitable d'une large diffusion.
Pour Bertrand B. Giulian (in Corkscrews of the Eighteenth Century, 1995), c'est Nehemiah Grew qui
dans un rapport à la Royal Society a donné en 1681 la première mention
spécifique d'un « ver » pour extraire des bouchons de liège.
De son côté, Jean-Robert Pitte cite un essai de Hugh
Johnson publié en 1700, le London Spy, dans lequel un prêtre a en poche la vis
à bouteille qui vient à bout d'un bouchon récalcitrant.
Alors finalement,
même si le premier brevet, celui d'un pasteur, Samuel
Henshall, date de 1795,
même si la première description date de 1681,
il me semble juste de prétendre que
le tire-bouchon est un artefact culturel né en 1632
sur la table des amateurs de vins les plus fortunés.
Mais peut-être n'êtes-vous pas d'accord ?
Références bibliographiques :
Le verre et le vin de la cave à la table
du XVII° siècle à nos jours
sous la direction de
Christophe Bouneau et Michel Figeac
Centre d'Etudes des mondes Moderne et Contemporain
publié en 2007 par la Maison des Sciences de l'Homme d'Aquitaine.
La bouteille de vin
Histoire d'une révolution
par Jean-Robert Pitte
publié en 2013 aux Editions Tallandier.
Corkscrews for collectors
Corkscrews for collectors
première édition, 1981, Stheby Parke Bernet Publications.
Corkscrews of the Eighteenth Century,
par Bertrand B. Giulian
publié en 1995 par Whitespace Publishing.
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