Amis lecteurs, bonsoir !
Voici l'histoire inédite de
la rencontre entre Gérard Dangers et Jacques Pérille
telle que Gérard a bien voulu me la confier.
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Il arrive parfois, au hasard d’une vente ou d’un lot poussiéreux, qu’un tire-bouchon pourtant bien connu se charge soudain d’une densité nouvelle. Une anomalie infime, un détail presque invisible, vient alors fissurer la routine du collectionneur et laisser surgir une foule d’interrogations.
C’est ce qui arriva à mon ami Gérard Dangers, hélixophile rigoureux, connaisseur scrupuleux de l’œuvre de Jacques Pérille, et collectionneur suffisamment expérimenté pour reconnaître l’imprévu lorsqu’il survient.
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I – Le lot providentiel
Ce jour-là, Gérard Dangers revenait d’une modeste vente de province, le visage animé par cette lueur qu’on reconnaît chez ceux qui ont aperçu ce que les autres n’ont pas su voir.
Le commissaire-priseur avait présenté un carton d'une trentaine de tire-bouchons ordinaires, ceps de vigne, extensibles, sommeliers publicitaires oxydés..., entassés en vrac. Le genre de lot que les collectionneurs évitent, convaincus d’y trouver davantage de métal fatigué que de véritables pièces.
Gérard, lui, avait perçu autre chose : plusieurs formes familières, entrevues sous le fatras rouillé.
Il en était presque certain — le lot disparate recelait trois tire-bouchons français de la fin du XIXᵉ siècle : un Étincelant, un Régulateur, un Express.
Des modèles peu courants, et surtout rarement vus ensemble.
La mise à prix était modique. La salle distraitement attentive.
Il leva la main, sans forcer.
Personne ne renchérit, ni dans la salle, ni sur le net.
Le lot ne lui avait coûté que le prix d'un dîner !
De retour chez lui, il entreprit son cérémonial habituel : dépoussiérage soigneux, examen méthodique, comparaison avec les catalogues anciens — car Gérard relie ses catalogues de vente, luxe bibliophilique dont il assume joyeusement la déraison.
Il aligna scrupuleusement les pièces qu'il déballait une à une.
Les trois tire-bouchons identifiés étaient bel et bien présents, en bon état de surcroît.
Puis, au fond du carton, il aperçut un tire-bouchon qu’il jugea d’abord banal : une Hélice Pérille conforme au brevet de 1876.
Il allait le poser parmi les autres lorsqu’un détail retint son geste.
II – Une Hélice ordinaire… extraordinaire
À la lumière de sa lampe, l’outil révéla un marquage inhabituel.
Le compas — symbole de la maison parisienne Au Compas d’Or — était frappé à l’envers. Non pas mal centré ou mal frappé : véritablement inversé, tête en bas.
Ainsi orientées, les deux branches évoquaient moins un instrument de géométrie que les aiguilles d’une pendule égrenant le temps.
Gérard connaissait pourtant l’ensemble des variantes décrites dans l’ouvrage Les tire-bouchons à hélice de Jean-Pierre Lamy et Marc Ouvrard…
Mais cette forme-là n’apparaissait dans aucune source.
Il murmura simplement :
— Étrange… très étrange.
En manipulant la pièce, il eut la nette impression que le métal vibrait légèrement, comme si la gravure répondait à un rythme qui n’appartenait qu’à elle.
III – Le compas du temps
Bien plus tard, Gérard me confia qu’au moment précis où il fit tourner l’hélice, il eut la sensation que le compas se refermait sur lui-même.
Et puis, les deux branches gravées du compas se mirent à pivoter, très vite, en sens inverse, à la manière d’aiguilles affolées cherchant à remonter le temps.
Un bref éclat lumineux.
Un son métallique, proche du cliquetis d’une horloge ancienne, non d’un tire-bouchon.
Puis tout disparut.
La lampe. Le salon. Le carton.
IV – Paris, 1876 – Boulevard de Clichy
Lorsqu’il reprit ses esprits, Gérard se trouvait debout devant un kiosque : les journaux lui donnèrent la date : 15 septembre 1876 ! Il avança jusqu'à pouvoir lire une plaque de rue : Boulevard de Clichy, artère alors dense d’ateliers, de marchands de quincaillerie et de petites manufactures.
Le décor correspondait parfaitement aux descriptions contemporaines : omnibus, fiacres, odeur de crottin, pavés sonnant sous les sabots, foule d'ouvriers et employés se rendant à l’ouvrage.
Le n° 98 : à peine eut-il repéré la vitrine chargée de manches à gigot, casse-noix, tire-bouchons... de la boutique portant l’enseigne Au Compas d’Or — l’établissement même où Pérille devait travailler — qu’un fiacre s’arrêta derrière lui.
Un homme en descendit, avançant vers lui d’un pas déterminé. La quarantaine, vêtu d’un pantalon gris rayé, d’une chemise blanche à col droit et large cravate ivoire, d’un gilet et d’une jaquette noire, il tenait à la main une sacoche de cuir fatiguée par l’usage.
Gérard le reconnut : il avait vu son portrait gravé dans L’Illustration.
C’était Jacques Pérille, coutelier-quincaillier, ambitieux inventeur, encore au début de son parcours, mais déjà remarqué pour son sens aigu de l’innovation.
La qualité de ses fabrications était reconnue, comme sa détermination à conquérir de nouveaux marchés, surtout depuis l’année sabbatique qu’il avait passée, en France et à l’étranger, à courir les grandes foires de Francfort, Leipzig, Amsterdam, Londres, voyageant même jusqu’aux Etats-Unis pour observer les innovations de la concurrence.
Pérille avait décrit dans L'Illustration la frénésie américaine autour des outils mécaniques : un véritable bouillonnement d’inventions, de brevets exubérants, parfois géniaux, parfois absurdes.
L’article de presse, qui annonçait sa sélection pour représenter la quincaillerie française à l’Exposition Universelle de Paris en 1878, se terminait par ces quelques mots de Pérille.
« Ils sont ingénieux, les Américains… mais nous ferons mieux. »
C’était bien lui, le futur auteur du brevet de 1876, celui du fameux tire-bouchon à hélice.
Pérille entra dans sa boutique, puis se tourna vers Gérard :
— Entrez, Monsieur. Peut-être puis-je vous renseigner ?
V – La rencontre
Gérard franchit le seuil.
Il tenta :
— Monsieur Pérille ?
— Lui-même. Que puis-je faire pour vous ?
Gérard hésita. Comment expliquer sa présence en 1876 ?
— Disons que… je m’intéresse à vos travaux. Peut-être un peu en avance.
— Vous êtes coutelier ?
— Non. Je m'appelle Gérard Dangers et je suis collectionneur.
Le mot n’avait pas alors le sens spécialisé qu’il possède aujourd’hui. Gérard préféra sortir l’Hélice au compas inversé.
Pérille s’en saisit immédiatement.
— Voilà qui est étrange… Ce marquage… Je ne l’ai jamais frappé. Pas encore, du moins.
L’homme examinait la pièce avec un sérieux absolu, comme s’il avait sous les yeux une version future de son propre travail.
— On croirait une horloge, observa-t-il.
— J’ai pensé la même chose.
— Peut-être un signe, dit-il en souriant. Durant mon voyage aux États-Unis, j’ai vu tant d’inventions qu’on en perdait la notion du temps. Il n’est pas impossible que celui-ci vous ramène un jour ce que vous avez fabriqué… ou ce que vous fabriquerez.
Ce sourire prudent, presque amusé, révélait plus de lucidité qu’il n’y paraissait.
VI – L’hélice, l’idée, le destin
Ils discutèrent ensuite des projets de Pérille, de ses observations faites dans les ateliers new-yorkais, de la profusion d’appareils à leviers et à bras multiples qui cherchaient alors à s’imposer.
— Les Américains multiplient les ressorts, les pièces, les mouvements, expliqua-t-il.
Moi, je veux l’inverse : un geste simple, continu. Une hélice, et rien de plus.
Il confirma qu’il présenterait prochainement son invention à l’Exposition universelle de 1878, convaincu que la simplicité mécanique pouvait rivaliser avec l’abondance spectaculaire des brevets américains.
C'est alors que Gérard sentit l’objet vibrer de nouveau dans sa main, le compas inversé semblait se remettre en marche.
— Je dois partir, dit-il.
— Déjà ? fit Pérille.
Avant qu’il ne s’évanouisse, Pérille sortit de sa sacoche un schéma soigné, côté et signé : le dessin préparatoire de l’Hélice, tel qu’il l’avait conçu au retour de son voyage, sur le France — paquebot doté d’hélices l'année précédente !
— Prenez-le. Les idées voyagent, elles aussi.
VII – Retour au présent
Le brouillard l'envahit, brouillard qui se referma, puis se dissipa et Gérard se retrouva dans son salon, le carton d’enchères devant lui, les tire-bouchons alignés, la lampe allumée, et dans les mains, l'Hélice au compas inversé… et le schéma de Pérille.
Il demeura un moment immobile, observant la gravure retournée sur la poignée du tire-bouchon.
— Mesure de l’espace… mesure du temps, murmura-t-il.
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Gérard Dangers rangea soigneusement le schéma dans son dossier « Jacques Pérille » et plaça l’Hélice tout en haut de sa vitrine, prête peut-être, pour un nouveau voyage ?
M & IA







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