Amis blogueurs, bonjour !
Concernant la fabrication des tire-bouchons, il est des questions trop rarement évoquées.
Ainsi par exemple :
Qui faisait les poignées en ivoire, os, corne ou nacre ? Celles en bois exotiques ? Celles en bronze ou en métaux précieux ?
L'art des manufacturiers d'acier poli se révélait dans l'imagination et la mise au point d'ingénieux mécanismes, leur polissage et leur assemblage, et pour quelques-uns dans la fabrication de mèches, ouvragées ou non.
Mais les poignées, nécessitant un montage associant l'acier à d'autres matériaux, étaient le plus souvent sous-traitées et c'était là que pouvait intervenir une corporation qui reste à étudier : celle des tabletiers, très représentée dans certaines régions, comme la Seine-Maritime autour de Dieppe, le Puy-de-Dôme autour de Thiers ou l'Oise autour de Méru.
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La tabletterie dans l'Oise
Selon Wikipédia, les "tabletiers", ou "ceux qui font tables à écrire", constituent une des premières organisations de métier, entérinée par le Livre des métiers d'Étienne Boileau, rédigé en 1268.
Les tabletiers (titre LXVIII) travaillaient l'ivoire, la corne ou le bois dur (hêtre, buis, cèdre, ébène, brésil, cyprès) pour fabriquer de minces plaquettes enduites d'une couche de cire, sur lesquelles on pouvait écrire avec un stylet et qu'on portait suspendues à la ceinture, telles les tablettes de cire.
Tablettes à écrire, étui et stylet vers 1330-1340 :
des bloc-notes avant l'heure ! (Wikipédia)
Un statut de 1485 mêle dans la même corporation "peigniers et tabliers" et, en 1407, "peigniers, tabletiers, tourneurs et tailleurs d'image".
Les tabletiers fabriquaient déjà d'autres tablettes que celles à écrire : les tables de jeux, damiers et échiquiers, puis, en association avec les tourneurs, les pièces de jeux : pions, pièces d'échiquiers... ou, avec les déciers (fabricants de dés) : les dés à jouer, les dominos...
L'association avec les peigniers leur offrait surtout un autre débouché : le sciage des os (de bœuf essentiellement) en plaquettes pour la fabrication des peignes.
Costume d'un Tabletier, vers 1700 (Image internet).
Au XVIIIe siècle, nous dit Laurence Bonnet dans son ouvrage "La nacre - la tabletterie, le bouton, l'éventail", les fabrications se sont considérablement diversifiées, entre :
- objets usuels : peignes, boutons, lunettes, cannes, souvenirs, éventails...
- objets religieux : croix et christs de buis ou d'ivoire...
- de nombreux jeux : échiquiers, damiers, lotos, trictracs, bilboquets, jeux d'osselets...
- boîtes : tabatières, étuis, coffrets, nécessaires...
... autant d'objets auxquels on peut ajouter les cornes à lanterne (diffuseurs de lumière) ou les cadrans d'horloge.
Les tabletiers travaillent aussi pour les couteliers, fabriquant et décorant les "côtes" fixées de part et d'autre de la "soie" des couteaux... c'est dire que nos tire-bouchons ne sont pas loin !
Leurs règlements corporatistes protégeaient les tabletiers, mais luttaient aussi contre les malfaçons ou les tromperies.
Laurence Bonnet indique ainsi que "les tabletiers n'avaient pas le droit d'associer des manches de couteau en os à des garnitures en argent, pour éviter que le client ne puisse confondre l'os avec l'ivoire, matériau plus noble."
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L'émergence des "ouvriers de métier"
L'outillage demandant peu de place en l'absence de machines, les tabletiers de l'Oise du XIXe siècle - et leur famille, femme et enfants - travaillent le plus souvent à domicile, dans leurs "boutiques", petits ateliers installés au plus près de leur habitation, plutôt que dans l'usine d'un fabricant. Et ce système perdure, génération après génération.
C'est l'irruption du machinisme et la spécialisation des fabricants qui va entraîner le regroupement des ouvriers dans les usines, mais aussi dégager progressivement une élite ouvrière. Ces "ouvriers de métier" maîtrisent mieux que d'autres la conception des objets de tabletterie : après un long apprentissage, ils sont instruits, connaissent techniques et matériaux, savent dessiner, s'intéressent aux arts et à la politique. Ce sont ces "ouvriers de métier" qui sont à l'origine des premières organisations ouvrières : coopératives et syndicats, jusqu'aux grandes grèves de 1909, lors desquelles ils entraînent avec eux ouvriers, femmes et enfants.
Mais surtout, les "ouvriers de métier" aiment innover, revendiquent la perfection dans l'exécution et parviennent ainsi à valoriser leur travail.
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Les "monteurs en acier"
Parmi eux, certains, probablement déjà sous-traitants pour des couteliers, vont s'intéresser à la fabrication de poignées adaptées aux tire-bouchons que fabriquent les manufacturiers en acier poli, comme ceux qui se sont installés à proximité à la fin du XIXe siècle : Jules Clément Hurel à Hermes et Adolphe Pecquet à Bailleul-sur-Thérain.
Deux tire-bouchons Pecquet
L'exemple ci-dessus montre deux tire-bouchons en "T" de Pecquet :
- à gauche, la poignée est en os rivé sur ébène (ou bois teinté),
- à droite, la poignée est en corne blonde goupillée.
Si les mèches sont de qualité et correspondent bien à la raison d'être d'une manufacture d'acier poli, les poignées en os, bois ou corne, ne sont à l'évidence pas des fabrications "maison" et ont dû être sous-traitées.
La plupart des tabletiers s'essayant au façonnage de poignées s'arrêteront là et resteront à jamais anonymes, mais quelques-uns iront plus loin, jusqu'à assembler eux-mêmes les tire-bouchons.
Deux d'entre eux ont pu être identifiés :
- Les Bailly-Duroyaume à Cauvigny,
François Xavier Bailly (1816-1893) est le premier à être identifié comme fabricant de tire-bouchons, traduisons : il devait être sous-traitant et monter des poignées en os, ivoire, nacre, bois… sur des tire-bouchons produits par des manufactures d’acier poli.
Son fils ainé, Eloi Xavier Désiré Bailly (1840-1905) et son épouse Antoinette Marie Claudine Duroyaume (1841- 1933), tous deux ouvriers en brosserie-tabletterie, reprennent la fabrication de tire-bouchons, devenant "monteurs en acier", peut-être pour Hurel ou Pecquet.
Kelly's Directory of Merchants, Manufacturers and Shippers - 1907
(books.google.fr)
Leur fils, Arthur Bailly (1868-1926), leur succède et donne également comme profession "monteur en acier". La trace se perd après son décès.
- Achille Mallet à Mouchy-le-Châtel, figure lui aussi dans les annuaires de l'époque comme "monteur d’acier poli, tire-bouchons".
Annuaire statistique et administratif
du département de l'Oise et du diocèse de Beauvais
D'autres "ouvriers de métier" ont certainement suivi le même chemin, donnant de belles poignées très travaillées, et dans les matériaux les plus divers, aux manufacturiers d'acier poli donneurs d'ordre.
J'ai un faible pour ce petit tire-bouchon, patiné et usé par le temps, doté d'une banale mèche en queue de cochon, mais à la poignée de corne délicatement décorée d'un médaillon en forme de lyre entre des ailes déployées : imagine-t-on un manufacturier commander ce beau travail pour le doter d'une mèche aussi basique ? il est plus vraisemblable qu'un tabletier s'est plu à graver cette poignée sans trop se soucier de le doter d'une belle et solide mèche.
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Mais comment identifier les tabletiers "monteurs en acier" ? Peut-être avec des factures d'époque ?
M

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