dimanche 7 décembre 2025

SOLUTION DE L'ENIGMA N° 88 : TIRE-BOUCHON ? NON, UN ÉQUARRISSOIR "MF GRENADE ST-ÉTIENNE" !

 

Amis blogueurs, bonsoir !


Voici très certainement la 

SOLUTION DE L'ENIGMA N° 88 : 
PAS UN TIRE-BOUCHON, UN ÉQUARRISSOIR 


Redonnons des photos de l'objet énigmatique proposé par Gérard Rousselle :







Description : un outil en acier, long de 180 mm, avec poignée fuselée en "T" et axe de section hexagonale, dont l'épaisseur diminue régulièrement de 13 mm en partie haute, jusqu'à 4 mm en partie basse. Cinq des six faces sont légèrement striées longitudinalement, la dernière l'est en oblique par rapport à l'axe.
L'outil travaille manifestement par rotation de la poignée.
Il est marqué d'un logo de la Manufacture Française d'Armes (d'où la grenade...) et Cycles de Saint-Étienne, logo utilisé entre les deux guerres.


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Vos propositions


- Plusieurs d'entre vous se sont réfugiés dans la fantaisie : une "gouge pour fromage trop dur", un instrument destiné à "sortir les vers du nez", un "tire-bouchon éméché"...

- Plus sérieux, Paolo nous propose,depuis l'Italie : 
"Mi sembra un alesatore per un foro conico. Da piccole botti per inserire cannelle con filettatura conica. Attendo altre ipotesi. Saluti."
Un alésoir conique, donc.

- Gauthier confirme la proposition de Paolo et m'envoie une photo d'un alésoir moderne :


Alésoir conique d'atelier


- Mais en fait, le mot de la fin (ou presque ?) revient encore une fois à notre ami Bernard Devynck. 
Il a retrouvé notre outil ou quasiment :
"Voici un scan de la page 863 d'un catalogue de la Manufacture Française d'Armes et Cycles de Saint-Etienne, non daté mais très probablement début XX°. 
En haut de page, à droite, on a bien le sigle avec la grenade. 
En bas  de page : chapitre poinçons - pointes à ferrer - équarrissoirs : la référence 1294  présente une forte ressemblance, mais par contre il s'agit d'un outil à 8 pans."




Je précise seulement que ce modèle n'apparait pas - ou plus - dans le catalogue, édition 1936.

Gérard Rousselle et moi étions sur cette même piste : un équarrissoir, soit une sorte d'alésoir utilisé pour agrandir un trou dans une plaque de métal.



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Qui nous retrouvera le modèle "MF" à six pans ? Et qui pourra dater le catalogue de Bernard Devynck ?
Merci à tous.



M


mardi 2 décembre 2025

PUCES DE METZ : LES TIRE-BOUCHONS SONT DE RETOUR !



Amis blogueurs, bonjour !


Puces de Metz, au Parc des expositions, ce samedi 29 novembre 2025.

A la diète hélixophile depuis trop longtemps, j'étais devant les portes, bien avant leur ouverture ! Pas tout seul : des dizaines de chineurs m'avaient devancés !




7h : ouverture et, ruée vers le grand hall.
Au premier plan, les professionnels déballent tranquillement... ils ont déjà fait leur marché "au cul du camion", deux heures avant l'ouverture au public. 
Au fond, les particuliers, parqués dans leur secteur, accueillent les premiers chineurs, déjà nombreux. 
Autour de moi, j'entends parler luxembourgeois, italien, allemand, anglais (des étatsuniens stationnés dans la proche Allemagne) et, moins facile à situer, des langues est-européennes et même asiatiques : l'acheteur de carillons remplira encore sa remorque ce matin !
Le téléphone portable, entre Google Lens, affichage des prix et traduction des dialogues, est partout.


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Chiner à Metz c'est, pour moi, rencontrer beaucoup d'amis, avoir un mot gentil pour chacun, chacune de ces brocanteurs connus depuis des lustres, soigner ses contacts, en établir de nouveaux, chahuter un peu, parler santé, famille...
Je n'avance pas vite !

Mais bon... un Marco me dit qu'il a gardé trois tire-bouchons pour moi : je ne peux que lui acheter.

Roland, marri d'avoir laissé tomber son baromètre acheté deux heures plus tôt et d'en avoir cassé la vitre, me le brade à tout petit prix (et moi j'achète sans même savoir si je pourrais le restaurer !).

Josiane me vend un maillet qui serait celui d'un franc-maçon.

Richard, jovial Alsacien, me montre quelques tire-bouchons trop basiques et pour me consoler me fait l'article : "regarde cette pince ancienne qui servait à ouvrir les boîtes de sardines avant l'invention de la languette et de la clé"... C'est le moment que choisit opportunément son aide pour retrouver un tire-bouchon Burel : je repars avec la pince et le Burel !

Christine me vante son "caducée des pharmaciens"... trouvé en Meuse dans une maison où il servait de... cendrier ! Je suis bon à faire !

François ouvre une bouteille, Fabrice coupe le saucisson... Joyeux moment !
Je finis quand même par repartir.

Deux tire-bouchons corne et laiton semblent m'attendre, abandonnés sur un stand délaissé par son propriétaire, mais confié à la bonne garde de ses voisins... L'homme finit par revenir, j'achète.

Un autre Fabrice et son épouse Patricia, amis belges, apparaissent tout aussitôt et ma promenade se finit avec eux devant un café...


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Bilan :





Une pince pour ouvrir les boîtes de sardines, un maillet, un baromètre art déco en bronze, une "coupe d'Hygie" ou "caducée des pharmaciens", et six petits tire-bouchons que voici :





De gauche à droite : 
- trois tire-bouchons à poignée de corne et laiton : probablement un Pecquet, peut-être un Coville et un Boué-Deveson,
- et trois à poignée de bronze : un Burel,  un autre au classique décor de pampres, attribuable à Boué-Deveson (mais fût de section carrée ?), le dernier à poignée à deux trous, type Martin, mais marqué Garnier.

Le marquage Garnier n'est pas fréquent. 
Gérard Bidault évoque ce nom dans son Dictionnaire du tire-bouchon français : "Fabricant pour des mèches à section carrée, montées sur les poignées du style Gagnepain ou Langlois [...] peut-être un mécanicien modeleur exerçant à Paris en 1884, 84 rue Oberkampf, à quelques numéros de l'atelier Langlois, sans aucune certitude."

En savez-vous davantage ?


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Je suis rentré heureux, pas vraiment plus pauvre, et du coup mon épouse m'a félicité pour ma sagesse (hum !) !



M


jeudi 27 novembre 2025

ÉLÉMENTS INÉDITS SUR LA COUTELLERIE THUILLIER-LEFRANT

 

Amis blogueurs, bonjour !


Dix années ont passé depuis la publication de mon article



Et ce matin, je reçois de nouveaux éléments intéressants sur cette coutellerie :

"Bonjour, 
Je viens de trouver dans les archives de ma maman une photo des objets fabriqués par cette usine lorsque mon grand-père Roger Falc'her en était le directeur, vers 1949-1950. Je vous la joins."



Productions Thuillier-Lefrant (document Erick Falc'her-Poyroux).


Un lien vers le site de l'auteur du commentaire, Erick Falc'her-Poyroux, éclaire ma lanterne : 
"Je suis né en 1964 à Nantes, en Bretagne, et l'Irlande est mon pays d'adoption depuis plus de 40 ans : J'ai rédigé ma thèse de doctorat en 1996 sur "L'identité musicale de l'Irlande" et j'ai traduit ou publié plusieurs livres sur l'Irlande.
J'ai également publié un livre sur les idées reçues sur les Beatles.
En grande partie grâce à ces deux passions, je suis un musicien éclectique et Professeur des Universités en études irlandaises et britanniques à l'université de Tours."


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Les Etablissements Thuillier-Lefrant


Erick Falc'her-Poyroux nous a joint deux autres photos  :
- une de son grand-père, Roger Falc'her, directeur de l'usine Thuillier - Lefrant, vers 1949-1950 :



Roger Falc'her


- l'autre photo reproduit une carte postale ancienne montrant une vue générale de Nogent :



Vue générale de Nogent (52)


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Nogent, mais quel Nogent ?


Historiquement pays de taillandiers, la ville de Nogent en Haute-Marne devient à la fin du XVIIIe siècle un important centre de coutellerie, notamment militaire (fabrique de sabres et de baïonnettes pour les armées révolutionnaires) et de cisellerie, particulièrement chirurgicale, ce qui lui a valu d'être surnommée "Nogent-les-Couteaux" au XIXe siècle. 
Nogent, du bas latin "Novigentum" signifie "village nouvellement créé". Ce nom désigne plusieurs villes françaises : Nogent-sur-Seine, Nogent-sur-Oise, Nogent-sur-Aube, Nogent-le-Rotrou, Nogent-le-Bernard et bien d'autres...

De là vient qu'on a parfois du mal à identifier la bonne ville, surtout quand elle a plusieurs fois changé de nom ! 
La nôtre, appelée Nogent-le-Roi sous l'Ancien Régime, est devenue Nogent-Haute-Marne sous la Révolution, avant de retrouver le nom de Nogent-le-Roi sous la Restauration,  pour finalement (?) adopter celui de Nogent-en-Bassigny, en 1890.


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Thomachot et Thuillier-Lefrant


Rappelons que l'entreprise Thuillier-Lefrant revendique une création en 1827. Cette datation semble cependant incertaine.
Un certain Thomachot aurait alors construit une usine de taillanderie à Nogent pour y fabriquer sécateurs et cisailles... mais ce Claude Thomachot (1836-?) est né trop tard pour cela. Il est clerc de notaire avant d'épouser l'héritière de la coutellerie Thuillier-Lefrant, coutellerie bien attestée à Nogent, au moins depuis 1860 :



Compte rendu de l'exposition industrielle, agricole, horticole de Saint-Dizier 1860. 
Le livre d'honneur des exposants. Journal La Haute-Marne. 


1863 : Claude Thomachot épouse Hélène Thuillier, fille de Claude Thuillier (1813-?) et de Geneviève Lefrant, patrons de la coutellerie Thuillier-Lefrant.
Depuis plusieurs générations, les Thuillier sont ou bijoutiers, ou couteliers-ciseleurs... ce qui explique peut-être la revendication d'une fondation de l'entreprise en 1827 ?
1872 : Henri, frère d'Hélène et héritier de la coutellerie Thuillier-Lefrant, décède à l'âge de 35 ans.
1876 : Claude Thomachot et son beau-père Claude Thuillier participent ensemble à une exposition à Philadelphie et y sont distingués pour les ciseaux de leur fabrication (Le Temps du 12 janvier 1877).
1877 : Claude Thomachot succède à son beau-père, mais conserve la raison sociale Thuillier-Lefrant. L'usine, construite au lieu-dit Côte-Taillée, à Nogent (Haute-Marne), prend le nom de Thuillier-Lefrant. 
1981 : un siècle plus tard, l'entreprise deviendra Outils P.A.M.



Vue de l'usine de taillanderie Thuillier-Lefrant, aujourd'hui Outils P.A.M.


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Et les tire-bouchons dans tout ça ?


La réponse serait plus facile si nous possédions un catalogue des Etablissements Thuillier-Lefrant, mais ce n'est pas le cas.
Un exemplaire d'un catalogue de 1932 est accessible sur le forum COUTEAUX DE POCHE ET DE COLLECTION avec le lien suivant :



Couverture catalogue N° 30 de 1932
(Forum Couteaux de poche et de collection)


On peut y voir beaucoup de cisailles, sécateurs, pinces, brucelles, ciseaux, greffoirs et outils de boucher... mais je n'y ai pas trouvé de tire-bouchon, ni même la magnifique boucheuse à crémaillère que j'avais été chanceux de trouver en brocante :




Le marquage "N° 31",  et non "N° 30", laisse cependant supposer que cette boucheuse a été fabriquée plus tardivement :




Et puis, rendons-nous à l'évidence : aucun tire-bouchon marqué n'ayant été retrouvé, il est quasiment certain que l'entreprise Thuillier-Lefrant n'en a pas fabriqué.


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Merci à Erick pour sa contribution, en espérant qu'elle suscite d'autres compléments sur la Maison Thuillier-Lefrant.



M

dimanche 23 novembre 2025

ENIGMA N° 88 : PAS UN TIRE-BOUCHON, MAIS UN OUTIL MARQUÉ "MF GRENADE ST-ÉTIENNE"

 

Amis blogueurs, bonsoir !

Voici une nouvelle énigme, proposée par notre ami Gérard Rousselle :

ENIGMA N° 88 : PAS UN TIRE-BOUCHON, MAIS UN OUTIL MARQUÉ "MF GRENADE ST-ÉTIENNE"


Bon nombre d'entre vous auront vu sur Facebook la photo de sa récente chine : je me demande souvent comment il fait, moi qui arpente les brocantes sans grands résultats depuis des semaines !



Récente chine de Gérard Rousselle


Des tire-bouchons, des canifs et deux outils mystérieux...

Et c'est l'un de ces outils qui nous vaut l'énigme du jour. En voici une photo :



L'outil énigmatique


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L'outil m'a bien sûr fait penser d'abord à un tire-bouchon en "T", muni d'un protège-mèche, mais évidemment ce n'est pas ça.
Il est en acier massif et mesure 180 mm de longueur totale. La poignée est fuselée pour une bonne prise en mains :



Une poignée fuselée


L'axe est de section hexagonale, et son épaisseur diminue régulièrement de 13 mm en partie haute, jusqu'à 4 mm en partie basse. Cinq faces sont légèrement striées longitudinalement, la dernière l'est en oblique par rapport à l'axe.




Cinq faces striées longitudinalement, une en oblique


Le meilleur indice est évidemment le marquage de l'objet : 
- la marque déposée, avec les lettres MF frappées sur une grenade et accompagnées du texte GRENADE ST-ÉTIENNE, 
- l'ensemble constituant le logo de la Manufacture Française d'Armes (d'où la grenade...) et Cycles de Saint-Étienne, mieux connue sous le nom de MANUFRANCE, un logo utilisé essentiellement entre les deux guerres.




Le logo


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Tout comme Gérard Rousselle, j'ai bien une idée de ce que peut être cet outil, mais je préfère ne pas vous la livrer. 
Attendons plutôt vos propositions que je ne manquerai pas de publier !



M




lundi 17 novembre 2025

RENCONTRE ENTRE GÉRARD DANGERS ET JACQUES PÉRILLE

 
Amis lecteurs, bonsoir !


Voici l'histoire inédite de 

la rencontre entre Gérard Dangers et Jacques Pérille

telle que Gérard a bien voulu me la confier.


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Il arrive parfois, au hasard d’une vente ou d’un lot poussiéreux, qu’un tire-bouchon pourtant bien connu se charge soudain d’une densité nouvelle. Une anomalie infime, un détail presque invisible, vient alors fissurer la routine du collectionneur et laisser surgir une foule d’interrogations.
C’est ce qui arriva à mon ami Gérard Dangers, hélixophile rigoureux, connaisseur scrupuleux de l’œuvre de Jacques Pérille, et collectionneur suffisamment expérimenté pour reconnaître l’imprévu lorsqu’il survient.


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I – Le lot providentiel


Ce jour-là, Gérard Dangers revenait d’une modeste vente de province, le visage animé par cette lueur qu’on reconnaît chez ceux qui ont aperçu ce que les autres n’ont pas su voir.
Le commissaire-priseur avait présenté un carton d'une trentaine de tire-bouchons ordinaires, ceps de vigne, extensibles, sommeliers publicitaires oxydés..., entassés en vrac. Le genre de lot que les collectionneurs évitent, convaincus d’y trouver davantage de métal fatigué que de véritables pièces.

Gérard, lui, avait perçu autre chose : plusieurs formes familières, entrevues sous le fatras rouillé.
Il en était presque certain — le lot disparate recelait trois tire-bouchons français de la fin du XIXᵉ siècle : un Étincelant, un Régulateur, un Express.
Des modèles peu courants, et surtout rarement vus ensemble.

La mise à prix était modique. La salle distraitement attentive.
Il leva la main, sans forcer.
Personne ne renchérit, ni dans la salle, ni sur le net.
Le lot ne lui avait coûté que le prix d'un dîner !

De retour chez lui, il entreprit son cérémonial habituel : dépoussiérage soigneux, examen méthodique, comparaison avec les catalogues anciens — car Gérard relie ses catalogues de vente, luxe bibliophilique dont il assume joyeusement la déraison.
Il aligna scrupuleusement les pièces qu'il déballait une à une.
Les trois tire-bouchons identifiés étaient bel et bien présents, en bon état de surcroît.

Puis, au fond du carton, il aperçut un tire-bouchon qu’il jugea d’abord banal : une Hélice Pérille conforme au brevet de 1876.





Il allait le poser parmi les autres lorsqu’un détail retint son geste.


II – Une Hélice ordinaire… extraordinaire


À la lumière de sa lampe, l’outil révéla un marquage inhabituel.
Le compas — symbole de la maison parisienne Au Compas d’Or — était frappé à l’envers. Non pas mal centré ou mal frappé : véritablement inversé, tête en bas.




Ainsi orientées, les deux branches évoquaient moins un instrument de géométrie que les aiguilles d’une pendule égrenant le temps.

Gérard connaissait pourtant l’ensemble des variantes décrites dans l’ouvrage Les tire-bouchons à hélice de Jean-Pierre Lamy et Marc Ouvrard…
Mais cette forme-là n’apparaissait dans aucune source.

Il murmura simplement :

— Étrange… très étrange.

En manipulant la pièce, il eut la nette impression que le métal vibrait légèrement, comme si la gravure répondait à un rythme qui n’appartenait qu’à elle.


III – Le compas du temps


Bien plus tard, Gérard me confia qu’au moment précis où il fit tourner l’hélice, il eut la sensation que le compas se refermait sur lui-même.

Et puis, les deux branches gravées du compas se mirent à pivoter, très vite, en sens inverse, à la manière d’aiguilles affolées cherchant à remonter le temps.
Un bref éclat lumineux.
Un son métallique, proche du cliquetis d’une horloge ancienne, non d’un tire-bouchon.

Puis tout disparut.

La lampe. Le salon. Le carton.


IV – Paris, 1876 – Boulevard de Clichy


Lorsqu’il reprit ses esprits, Gérard se trouvait debout devant un kiosque : les journaux lui donnèrent la date : 15 septembre 1876 ! Il avança jusqu'à pouvoir lire une plaque de rue : Boulevard de Clichy, artère alors dense d’ateliers, de marchands de quincaillerie et de petites manufactures. 
Le décor correspondait parfaitement aux descriptions contemporaines : omnibus, fiacres, odeur de crottin, pavés sonnant sous les sabots, foule d'ouvriers et employés se rendant à l’ouvrage.
Le n° 98 : à peine eut-il repéré la vitrine chargée de manches à gigot, casse-noix, tire-bouchons... de la boutique portant l’enseigne Au Compas d’Or — l’établissement même où Pérille devait travailler — qu’un fiacre s’arrêta  derrière lui.





Un homme en descendit, avançant vers lui d’un pas déterminé. La quarantaine, vêtu d’un pantalon gris rayé, d’une chemise blanche à col droit et large cravate ivoire, d’un gilet et d’une jaquette noire, il tenait à la main une sacoche de cuir fatiguée par l’usage.
Gérard le reconnut : il avait vu son portrait gravé dans L’Illustration.

C’était Jacques Pérille, coutelier-quincaillier, ambitieux inventeur, encore au début de son parcours, mais déjà remarqué pour son sens aigu de l’innovation.
La qualité de ses fabrications était reconnue, comme sa détermination à conquérir de nouveaux marchés, surtout depuis l’année sabbatique qu’il avait passée, en France et à l’étranger, à courir les grandes foires de Francfort, Leipzig, Amsterdam, Londres, voyageant même jusqu’aux Etats-Unis pour observer les innovations de la concurrence. 
Pérille avait décrit dans L'Illustration la frénésie américaine autour des outils mécaniques : un véritable bouillonnement d’inventions, de brevets exubérants, parfois géniaux, parfois absurdes.
L’article de presse, qui annonçait sa sélection pour représenter la quincaillerie française à l’Exposition Universelle de Paris en 1878, se terminait par ces quelques mots de Pérille.
« Ils sont ingénieux, les Américains… mais nous ferons mieux. »

C’était bien lui, le futur auteur du brevet de 1876, celui du fameux tire-bouchon à hélice.

Pérille entra dans sa boutique, puis se tourna vers Gérard :

— Entrez, Monsieur. Peut-être puis-je vous renseigner ?


V – La rencontre 


Gérard franchit le seuil.
Il tenta :

— Monsieur Pérille ?

— Lui-même. Que puis-je faire pour vous ?

Gérard hésita. Comment expliquer sa présence en 1876 ?

— Disons que… je m’intéresse à vos travaux. Peut-être un peu en avance.

— Vous êtes coutelier ?

— Non. Je m'appelle Gérard Dangers et je suis collectionneur.

Le mot n’avait pas alors le sens spécialisé qu’il possède aujourd’hui. Gérard préféra sortir l’Hélice au compas inversé.

Pérille s’en saisit immédiatement.

— Voilà qui est étrange… Ce marquage… Je ne l’ai jamais frappé. Pas encore, du moins.

L’homme examinait la pièce avec un sérieux absolu, comme s’il avait sous les yeux une version future de son propre travail.

— On croirait une horloge, observa-t-il.

— J’ai pensé la même chose.

— Peut-être un signe, dit-il en souriant. Durant mon voyage aux États-Unis, j’ai vu tant d’inventions qu’on en perdait la notion du temps. Il n’est pas impossible que celui-ci vous ramène un jour ce que vous avez fabriqué… ou ce que vous fabriquerez.

Ce sourire prudent, presque amusé, révélait plus de lucidité qu’il n’y paraissait.


VI – L’hélice, l’idée, le destin


Ils discutèrent ensuite des projets de Pérille, de ses observations faites dans les ateliers new-yorkais, de la profusion d’appareils à leviers et à bras multiples qui cherchaient alors à s’imposer.

— Les Américains multiplient les ressorts, les pièces, les mouvements, expliqua-t-il.
Moi, je veux l’inverse : un geste simple, continu. Une hélice, et rien de plus.

Il confirma qu’il présenterait prochainement son invention à l’Exposition universelle de 1878, convaincu que la simplicité mécanique pouvait rivaliser avec l’abondance spectaculaire des brevets américains.

C'est alors que Gérard sentit l’objet vibrer de nouveau dans sa main, le compas inversé semblait se remettre en marche.

— Je dois partir, dit-il.

— Déjà ? fit Pérille.

Avant qu’il ne s’évanouisse, Pérille sortit de sa sacoche un schéma soigné, côté et signé : le dessin préparatoire de l’Hélice, tel qu’il l’avait conçu au retour de son voyage, sur le France — paquebot doté d’hélices l'année précédente !

— Prenez-le. Les idées voyagent, elles aussi.


VII – Retour au présent


Le brouillard l'envahit, brouillard qui se referma, puis se dissipa et Gérard se retrouva dans son salon, le carton d’enchères devant lui, les tire-bouchons alignés, la lampe allumée, et dans les mains, l'Hélice au compas inversé… et le schéma de Pérille.

Il demeura un moment immobile, observant la gravure retournée sur la poignée du tire-bouchon.

— Mesure de l’espace… mesure du temps, murmura-t-il.


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Gérard Dangers rangea soigneusement le schéma dans son dossier « Jacques Pérille » et plaça l’Hélice tout en haut de sa vitrine, prête peut-être, pour un nouveau voyage ?



M & IA


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