Amis blogueurs, bonjour !
J'y ai mis du temps, mais voici le dossier annoncé sur les coups-de-poing, perce-fût, pique-fût, pique-vin, forets à piquer, forets de marchand de vins, forets de limonadier, forets à bouteille, forets à déboucher, percettes, percerettes, gibelets, gimlets, voire drilles ou tout simplement tire-bouchons...
C'est là beaucoup de termes différents utilisés pour nommer deux instruments, si proches l'un de l'autre que leur usage est souvent confondu :
COUPS-DE-POING ET FORETS A DEBOUCHER
Une approche lexicale nous permettra peut-être d'y voir plus clair.
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Le coup-de-poing
Le coup-de-poing (pluriel : coups-de-poing) est défini au XVIIIe siècle comme une « vrille pour percer les tonneaux ». Un autre sens existe cependant, celui d'arme : le coup-de-poing des hommes préhistoriques (masse de pierre taillée en ogive) ou le coup-de-poing américain (pièce en métal alvéolé dans laquelle on passe les doigts) par exemple, mais ceci nous éloigne de notre propos.
Limitons-nous donc au seul sens lié au monde du vin et retenons les points communs des définitions trouvées sur divers sites :
- Selon le Trésor de la Langue Française Informatisé, le coup-de-poing, c'est étymologiquement : un « instrument en forme de vrille servant à percer les tonneaux » ; de coup, et de poing; cet instrument pénétrant dans le tonneau sous l'effet d'un mouvement de percussion vive, d'un coup de poing.
- Selon le site arcoma.fr
"Le coup-de-poing [...] permet de percer des petits trous dans le tonneau, au-dessus de la surface du vin pour aérer celui-ci, en-dessous pour le goûter. Pour éviter des fuites, ces trous sont rebouchés avec des petites chevilles, les faussets."
https://www.arcoma.fr/fr/outils-d-antan/
[ Note : concernant la cheville, dite fausset, d'autres termes ont également été utilisés. On parle ainsi en Anjou de "douzil" ou de "pignoche". ]
- Pour l'auteur du blog vieux-outils-art-populaire
"Ce n'est pas une vrille à bois, ce n'est pas un tire-bouchon, c'est un outil qui servait autrefois à percer les barriques pour en soutirer un peu de vin sans être obligé de retirer la bonde, et ainsi ne pas risquer une oxydation du liquide par apport d'oxygène de l'air. [...] Le trou est percé soit dans la bonde qui bouche le trou qui doit recevoir le robinet lorsque la barrique en est pourvue, soit dans une douelle d'un des fonds. Le trou est ensuite rebouché avec une petite cheville conique en bois (noisetier dit-on), appelée "fausset", souvent enfoncée avec la poignée de l'outil qui fait fréquemment marteau.
Cet outil était utilisé par le vigneron, le négociant en vins .... et les douaniers."
https://vieux-outils-art-populaire.blogspot.com/
- Pour le Dictionnaire Littré (1863 - 1873), le terme foret désigne aussi bien le coup-de poing ou foret à piquer que le foret de marchand de vin :
Foret : "Petit instrument en pointe avec lequel on perce les tonneaux. Foret de marchand de vin".
XIVe siècle : "Faire un petit pertuis d'un foret emprès le bondonnail", Ménagier, II, 3.
- Les auteurs n'évoquent pas tous la présence d'une petite vrille à l'extrémité de la tige du coup-de-poing.
Le site de Jean-Pierre Lamy, Collection privée Tire-bouchons, précise qu'il ne faut pas confondre [les coups-de-poing] avec les gimlets qui eux possèdent à leur extrémité une petite vrille.
http://www.collection-privee-tire-bouchons.eu
Le panneau d'un retable d'autel, peint en 1459, montre clairement l'usage du coup-de-poing ou pique-fût pour soutirer du vin d'un tonneau :
Détail d’un retable d’autel.
Scènes de la vie de Saint Bertin, autrefois partie du monastère de Saint-Omer.
Par Simon Marmion (vers 1425 - 1489), peintre franco-flamand
dit aussi le Maître de l’autel Saint-Bertin.
Staatliche Museen, Berlin (Image Wikipédia)
Différents termes synonymes sont utilisés pour désigner le coup-de-poing, tels que foret à piquer, perce-fût, pique-fût et pique-vin : tous définissent des instruments permettant de percer les tonneaux pour prélever un échantillon de vin, avant de refermer le trou avec un fausset, ce qui implique une poignée lourde et massive.
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Le foret à déboucher, adaptation du coup-de-poing
Dérivé du coup-de-poing, le foret à déboucher apparait au XIXe siècle en relation avec la consommation plus fréquente du vin en bouteille.
Le terme n'est cependant pas académique et les dictionnaires n'en proposent pas de définition spécifique.
Jean-Pierre Lamy, déjà cité, le définit en opposition au tire-bouchon :
"La différence entre un tire-bouchon et un foret est évidente, le tire-bouchon possède une mèche hélicoïdale avec plus ou moins de spires, quant au foret, la mèche est complètement lisse sauf à l'extrême bout qui se termine par une pointe hélicoïdale. [...] Le foret à déboucher, appelé également percette, a une forme élancée. Très souvent il a son alter ego en tire-bouchon. Le coup de poing, lui, possède une poignée lourde avec une mèche courte pour mieux frapper le tonneau. On l'appelle également pique-vin."
Les marchands de vins qui usaient des coups-de-poing pour goûter ou faire goûter leurs vins en tonneaux ou barriques, ont progressivement poussé les fabricants à adapter les coups-de-poing à l'ouverture des bouteilles qu'ils commençaient à vendre. La forme de l'outil a évolué pour tenir compte des nouveaux usages : accroché à une chaîne, une chatelaine, ou un trousseau de clés, le foret devait avoir une poignée plus légère et une tige plus longue, munie ou non d'une courte vrille.
Les termes foret à déboucher, foret à bouteille, foret de marchand de vin ou foret de limonadier consacrent l'évolution des pratiques, de la dégustation en fût vers la dégustation en bouteille.
Ce sont de parfaits synonymes, mais d'autres termes, moins précis, ont également été utilisés, antérieurement à l'utilisation de l'outil pour déboucher des bouteilles :
- Percette : "Petit foret, petite vrille. Nom donné dans l'Aunis à la vrille."
Etymologie (1671) : de percer, du latin populaire pertusiare, de pertundere "percer".
- Percerette : "terme régional 〈Rhône, Loire, Isère〉 vieillissant : petite vrille pour faire ou pour amorcer un trou dans le bois."
- Gibelet : "Petit foret dont on se sert pour percer une pièce de vin ou de quelque autre liquide qu’on veut déguster.
Etymologie : variante régionale de guimbelet, terme apparenté à vilebrequin.
- Gimlet : terme anglais pour vrille, tarière, outil à main utilisé pour percer de petits trous dans le bois.
... foret, mèche, poinçon, pointeau, drille, vrille, tarière... chaque corporation nommait ses outils, des outils qui se ressemblaient souvent !
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Et le tire-bouchon ?
Nous sommes au XIXe siècle. Alors pourquoi donc ne pas utiliser tout simplement le tire-bouchon - connu depuis 150 ans ou plus - pour déboucher des bouteilles ?
La réponse est à trouver du côté des marchands de vin, patrons de bistrots ou limonadiers et de leurs employés : les serveurs ou garçons de café. Le foret à déboucher est à cette époque mieux adapté à leur pratique que le tire-bouchon.
En effet :
- sauf pour ce qui concerne les grands crus, les détaillants bouchaient leur vin eux-mêmes, avec des bouchons vendus en vrac, plus courts et plus souples que les bouchons actuels,
- ces bouchons étaient réutilisés chaque fois que possible, et pour cette raison devaient pouvoir être retirés facilement : le bouchage au maillet ou à la tapette permettait de ne pas les enfoncer complètement dans le col de la bouteille,
- le réemploi imposait aussi qu'ils ne soient pas complètement traversés par la vrille d'un tire-bouchon,
- le tour de main faisait le reste : le foret piquait le bouchon en biais, sans effort, et le bord du goulot permettait de faire levier pour le soulever et le retirer.
Un bon éclairage de cette pratique, extrait de la revue "La Nature de 1887", en a été donné par notre ami Alain Grondeau, membre du CFTB, dans un article des Cahiers de l'Extracteur, n° 44 de mars 2006 :
"Le tire-bouchon classique ne serait pas assez rapide dans son emploi lorsqu'il faut, chaque jour, déboucher un grand nombre de bouteilles, comme les marchands de vin par exemple. On se sert alors d'un foret ou d'un coup-de-poing.
Le foret qui n'est qu'un coup-de-poing à longue tige et à manche léger, rappelle par ses dispositions une vrille rudimentaire ne portant qu'un léger filet à son extrémité. On l'enfonce plus ou moins obliquement dans le bouchon, suivant sa longueur et, par un tour de main particulier, on ramène en arrière le foret qui entraîne avec lui le bouchon.
Le coup-de-poing n'est qu'accidentellement utilisé au débouchage des bouteilles."
Le café de Flore à Paris, vers 1900.
(Wikimedia)
Résumons, avec l'aide d'Alain Grondeau :
"Il y a un siècle, le vin circulait principalement en barriques et les acheteurs (bistrots ou particuliers) procédaient eux-mêmes à la mise en bouteilles :
- les bouchons (vendus en vrac) étaient moins longs et souvent tronconiques,
- les lièges moins sélectionnés et plus souples,
- le bouchage au "battoir" ou à la "tapette" était courant et rarement au ras du goulot (saillie de 4 mm au-dessus du bord supérieur du goulot)."
L'opération effectuée par un serveur expérimenté était très rapide, tandis que le particulier, lui, n'hésitait pas à arracher le bouchon avec les dents !
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La diversité : coups de poing, forets à déboucher,
tire-bouchons et multioutils
Les marchands de vin, regroupés aux portes de Paris, à Bercy sur les quais de Seine, tenaient des commerces florissants, fréquentés par les bourgeois avides de dégustation autant que par les professionnels. Les séances de dégustation y étaient quotidiennes et imposaient le meilleur cérémonial : coups-de-poing et forets à déboucher devaient témoigner de la qualité de la maison !
Dans le même temps se généralisait l'installation des bistrots, ces indispensables lieux de la vie sociale. Serveurs ou garçons de café y devinrent rapidement des personnages emblématiques. On ne les imagine pas plus se séparer de leur tablier que de leur principal outil de travail, qu'ils appellent indifféremment foret à déboucher ou tire-bouchon.
Le foret, objet de dégustation devenu "nomade" et personnel, ne pouvait qu'évoluer vers une plus grande complexité et une plus grande sophistication : les fabricants de tire-bouchons, comme Gagnepain ou Batard, s'en sont chargés, sélectionnant les matériaux et enjolivant poignées et fûts.
Forets à déboucher
(Collection personnelle).
Les fabricants ont aussi rivalisé d'ingéniosité pour complexifier ces instruments, voire allier les accessoires de dégustation dans des multioutils, tels les marteaux à déguster.
Notons encore que les fabricants ont plutôt privilégié les termes de coup-de-poing et de foret dans leurs catalogues ; en voici des exemples :
- Pecquet propose des "forets" et "coups de poing" :
Catalogue Pecquet, 1887, page 23
- Boileau fait de même :
- Les Fils de J. Pérille optent pour "foret" et "foret pique-vin" :
- Oudin, quant à lui, préfère les termes de "forets de limonadiers" et de "coups de poings de tonneliers" :
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Le foret tue aussi parfois !
Peut-être vous rappelez-vous de cette enquête historique, consacrée à une affaire de meurtre au tire-bouchon, survenue à ROUEN en 1890, et proposée en feuilleton ici-même par une lectrice, Françoise Vergnault :
Cf. particulièrement le chapitre 4 :
Dans ce chapitre, une revue de la presse consacrée à l'affaire nous éclaire sur les hésitations de l'époque : l'arme était-elle un tire-bouchon ou un foret à déboucher ?
Le Matin évoque ainsi la découverte, à côté du corps de Jules Adolphe Dubuc, d'un "tire-bouchons (sic) tout tordu et entouré de caillots de sang et de cheveux".
Mais si la plupart des journaux parlèrent de "tire-bouchon", La Petite Presse et Le Pays notèrent qu'il s'agissait d'un "foret servant aux garçons de café", tandis que Le Parti Ouvrier et Le XIXe siècle indiquèrent qu'il s'agissait d'un "foret de marchand de vins".
Ces précisions semblent convaincantes. L'utilisation des forets à déboucher correspondait alors à la pratique des garçons de café : les bouteilles de vin ordinaire servies dans les bars avaient un bouchon réutilisable, pas complètement enfoncé ; seuls les meilleurs vins, bien bouchés, nécessitaient l'usage d'un tire-bouchon.
L'assassin, Constant Roy, fut notamment accablé par le témoignage à charge de Maurice d’Ayrens, négociant :
" Roy, enfin l’accusé, m’avait dit être en colère contre son patron. Il disait que celui-ci était trop dur avec ses garçons. Et c’est là, monsieur le président, qu’il sortit son tire-bouchon de sa poche et qu’il ajouta, avec un regard noir et une crispation des lèvres : « Il l’aura dans le ventre, sûr qu’il aura son affaire. Avec ça, on tue, mais ça ne fait pas couler le sang ».
Quand un huissier montra le tire-bouchon, pièce à conviction, au témoin, celui-ci s’écria : « C’est bien celui de Roy ! Ça, j’ peux l’ jurer ! »
Et les témoignages de Rahier, garçon de café, et Huet, marchand de bières, corroborèrent celui de Maurice d'Ayrens.
Le pacifique Jean Carmet ne connaissait certainement pas ce fait-divers quand il déclara : "La seule arme que je tolère, c'est le tire-bouchon !"
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Le coup-de-poing et le tire-bouchon ont précédé le foret à déboucher, mais aujourd'hui le coup-de-poing et le foret à déboucher sont sortis d'usage et c'est le tire-bouchon qui a eu le dernier mot !
Merci à ceux qui m'ont aidé dans la rédaction de ce dossier, particulièrement Françoise Vergnault, Rémy d'Oliveira, Alain Grondeau et Jean-Pierre Lamy !
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