Amis collectionneurs, bonjour !
C'est d'une belle bouteille
"pastillée" Marie Brizard & Roger
que je veux vous parler aujourd'hui.
Je ne sais pas vous, mais moi j'aime bien les cadeaux, et celui-là m'a vraiment fait plaisir.
C'est Loïc, éminent membre du CFTB, qui m'a offert cette belle bouteille ancienne.
Elle mérite qu'on s'y attarde un peu.
Décrivons-la tout d'abord.
Examen du matin : mesurage et pesage !
C'est une "frontignane", en fait la bouteille utilisée dans le vignoble bordelais.
Elle est faite de verre soufflé, de couleur vert olive, avec présence de bulles et d'impuretés surtout dans la partie basse.
Verre strié, bullé, sceau de verre,
trace de moule visible (partie basse de la photo).
Sa forme est de type "tronconique inversé". Il s'agit donc d'une bouteille soufflée dans un moule de type cylindrique : la forme tronconique correspond à la rotation dans le moule. La limite supérieure du moule se devine d'ailleurs sous forme d'une trace horizontale à environ 145 mm du bas de la bouteille.
Les épaules sont marquées. Le goulot est strié et se termine par une collerette plate, certainement formée à la pince.
La bouteille est foncée à la boule, avec une piqûre en forme d'auge retournée et déséquilibrée, entraînant une asymétrie générale et probablement un léger déficit de capacité.
La bouteille mesure 270 mm de haut.
Son diamètre progresse régulièrement, de 78 mm à la base jusqu'à 83 mm aux épaules.
La piqûre asymétrique est d'environ 50 mm.
Le goulot, quasi cylindrique, a un diamètre extérieur de 31 mm. Le diamètre intérieur est de 20 mm au niveau de la collerette, sensiblement plus un centimètre plus bas.
Vide, cette bouteille a une masse de 600 g ; remplie d'eau, sa masse est de 1380 g, soit une "contenance utile" de 780 ml et une "contenance nominale", calculée à 3 cm du haut du goulot (place pour le bouchon), légèrement supérieure à 750 ml .
C'est donc une bouteille de trois-quarts de litre, conforme à la loi française du 13 juin 1866 imposant une contenance ras bord de 0,75 litre pour la bordelaise.
Rappelons que cette mesure de 0,75 litre est dérivée du "gallon", unité anglaise équivalant à 4,5 litres (en fait 4,54609 litres exactement). Les négociants anglais achetaient le vin bordelais en barriques de 225 litres, soit 50 gallons. Ils le reconditionnaient pour le revendre en bouteilles d'un "quart", mesure populaire anglaise correspondant à 75,77 de nos centilitres.
Le moyen terme trouvé entre mesures anglaises et système métrique est le suivant :
Une barrique de 225 litres correspond à 300 bouteilles de 75 centilitres ou 50 gallons, six bouteilles correspondant à un gallon.
D'où le conditionnement standard en caisses de six ou douze bouteilles, toujours usité.
La forme intérieure du goulot, avec un étranglement au niveau de la collerette (diamètre 20 mm) et une partie basse de plus grand diamètre encore, ne correspond pas aux bouteilles destinées à contenir du vin (diamètre 17-18 mm). Il plaide pour un autre usage, avec compression du bouchon et débouchages et rebouchages répétés.
A ce stade, sur la base de l'observation, nous pourrions conclure qu'il s'agit d'une bouteille de forme bordelaise, soufflée à la bouche, dans le dernier tiers du XIXème siècle.
Mais le plus intéressant reste à venir : notre bouteille n'est pas anonyme !
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La bouteille est en effet dotée, à l'épaule, d'un sceau ou pastille de verre, rapporté à la fabrication.
Nos amis anglo-saxons la qualifieraient de "sealed bottle", mais une traduction littérale en "bouteille scellée" renverrait plutôt à un bouchage hermétique ; "bouteille sigillée" ou "bouteille pastillée" sont donc des expressions à privilégier en français.
Sceau de verre ou "pastille".
Ce sceau ovale comporte l'inscription suivante :
MARIE BRIZARD & ROGER BORDEAUX
autour des initiales MB & R et d'un nœud stylisé, symbole de l'entreprise.
Que peut-on apprendre sur le net à propos de cette entreprise ?
Selon Wikipedia, Marie Brizard est née à Bordeaux en 1714, et décédée en 1800 dans la même ville. Elle était la fille de Pierre Brizard, tonnelier et bouilleur de cru.
Marie Brizard, infirmière qui eut l’idée de commercialiser l’anisette
(Journal Sud-Ouest).
Selon la légende entretenue par les brochures publicitaires de la firme, Marie Brizard aurait appris le secret de la fabrication d'un élixir soignant toute sorte de maux, d’un malheureux esclave noir brûlant de fièvre errant sur le port qu’elle aurait secouru et soigné, et qui voulut lui témoigner sa reconnaissance. Il s'agissait d'une liqueur à base d'anis vert, de 10 plantes, dont le quinquina aux vertus antipaludéenne, et d'épices.
En réalité, à cette époque du milieu du XVIIIème siècle, la fabrication de l’anisette est une pratique courante à Bordeaux et cette boisson comme le rhum sont consommés abondamment par les marins.
Associée à un neveu, Jean-Baptiste Roger, elle fonde la société Marie Brizard et Roger en 1755 et fabrique son anisette qui prit un essor rapide grâce aux échanges maritimes à travers le monde.
Port naturel des colonies françaises d'Amérique, Bordeaux reçoit les épices, écorces d'oranges, anis, cacao, coriandre, cannelle, vanille et sucre qui constituent les matières premières des fabriques de liqueurs et réexpédie ses produits manufacturés. À l'origine, la société produit de l'anisette, puis la fabrication s'étend à d'autres liqueurs comme le curaçao, le brandy, le cherry, les liqueurs de menthe et d'abricot.
Jusqu’à la fin des années 1990, cette société, connue dans le monde entier, resta une entreprise familiale.
James Barrelet, dans son ouvrage
LA VERRERIE EN FRANCE
DE L'EPOQUE GALLO-ROMAINE A NOS JOURS
confirme la version officielle. Dans son chapitre consacré à la verrerie du XVIIIème siècle, page 103, il écrit en effet :
"A côté des bouteilles à vin en verre noir, d'autres récipients en verre plus ou moins clair furent utilisés, les uns pour jouer le rôle de carafe, les autres pour loger l'huile, le vinaigre, les liqueurs, les eaux-de-vie, les "anizettes" (souligné par moi), les eaux de senteur [...]".
Concernant le livre de James Barrelet, cf. mon article :
L'anisette était bien connue des Bordelais du XVIIIème siècle, et bien avant son appropriation symbolique par Marie Brizard !
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Peut-on aller plus loin ?
Une publicité Marie Brizard & Roger de 1899, repérée sur le Net, nous montre les bouteilles utilisées, notamment pour les liqueurs et les cognacs.
Publicité de 1899, en vente sur eBay :
"Exigez notre signature sur le côté de la capsule"
Notre bouteille est conforme à la représentation de gauche, avec ses épaules marquées et son col dégagé ; il s'agit bien d'une bouteille destinée à contenir une liqueur.
La forme intérieure du goulot s'explique : un bouchon réutilisable est maintenu en place par l'étranglement repéré au niveau de la collerette.
On sait enfin qu'en 1904 l'entreprise Marie Brizard & Roger a installé une usine d'embouteillage à Pasajes, dans le pays basque espagnol : les bouteilles produites et utilisées sont dorénavant soufflées mécaniquement.
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En rassemblant nos observations et les informations recueillies, nous pouvons conclure que nous avons affaire à :
- une bouteille frontignane,
- créée pour l'entreprise bordelaise Marie Brizard & Roger,
- soufflée à la bouche,
- conçue pour être ouverte et refermée à reprises,
- destinée à contenir une liqueur (anisette ?),
- d'une capacité conforme à la loi de 1866,
- et certainement antérieure à 1904.
Et nous pouvons ajouter que cette bouteille de la fin du XIXème siècle nous a entraîné dans un beau voyage.
Merci à Loïc de nous l'avoir offerte.
M