Amis blogueurs, bonsoir !
Je vous propose aujourd'hui de relire une authentique
HISTOIRE DE MEURTRE ET DE TIRE-BOUCHON
survenue à ROUEN en 1890.
C'est une histoire que nous vous proposons en duo, mon amie Françoise VERGNAULT et moi.
L'enquête a en effet été menée par Françoise, à qui il revient donc de vous la raconter.
Le récit est long et passionnant : c'est sous la forme d'un feuilleton à épisodes que nous vous le proposons.
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HISTOIRE VRAIE - DANS LE ROUEN DE LA FIN DU XIXème SIÈCLE
Introduction
Ce que je m’apprête à vous conter s’est déroulé dans la ville de Rouen, non loin des quais de la Seine, dans un café situé à l’encoignure des rues des Charrettes et Frigoly, le Café Dubuc.
Depuis une dizaine d’années, ce débit de boissons était tenu par Jules Adolphe Dubuc qui, au moment des faits, était âgé de 45 ans.
Un établissement très réputé, très fréquenté qui avait vu, tout de même sa clientèle chuter, lors de l’ouverture d’un nombre assez considérable de commerces du même genre, sur les quais.
Chacun avait en haute estime le sieur Dubuc, considéré comme un brave homme.
Propriétaire de l’immeuble, son commerce tenait tout le rez-de-chaussée, avec une grande salle pour les consommateurs, une salle de billard pour les joueurs, un office tenu par un garçon d’office qui y préparait les repas et un petit cabinet ou plus exactement un petit bureau. Au premier, quelques appartements loués et la chambre du propriétaire. Sous les combles, des chambres de bonnes occupées principalement par le personnel de l’établissement.
Pour accéder à la petite cour intérieure, il fallait emprunter une petite impasse longeant le mur extérieur du café, impasse qui donnait directement sur la rue des Charrettes.
Pour en connaître un peu plus sur ce débit de boissons, sachez qu’avant d’être la propriété de Jules Adolphe Dubuc, il avait eu deux autres tenanciers et avait porté les noms de :
• Café Thillard
• Café Eudes
Jules Adolphe Dubuc avait vu le jour le 25 décembre 1844 à Saint-Martin-du-Vivier, à une lieue de Rouen, où son père, Adolphe Dubuc, exerçait en qualité de Maître cordonnier. Sa mère, Eulalie Rosine Togny, s’occupait de son ménage tout en élevant les enfants.
Le sieur Dubuc ne s’était jamais marié, et pour cause, il avait toujours exercé le métier de garçon de café, effectuant ici et là des saisons, et notamment en été, sur les côtes normandes.
Le Café Thillard est attesté dès 1846 dans l'Annuaire général du commerce, de l'industrie, de la magistrature et de l'administration ou almanach des 500.000 adresses de Paris, des départements et des pays étrangers.
Gustave Flaubert l'évoque aussi dans son livre Madame Bovary publié en 1857 : le père Bovary y emmène le jeune Charles !
Ce Café était considéré à l'époque comme un café républicain, voire socialiste.
Fin 1877, Le Figaro insère une publicité pour le "Café Thillard, Heude successeur, Cours Boïeldieu ROUEN". Orthographe et adresse ne doivent pas nous arrêter : Heude c'est Eude ou Eudes, et le Cours Boïeldieu et la rue des Charrettes sont contiguës.
Dubuc devint patron de l'établissement vers 1880.
La vocation des lieux est donc constante au XIXe siècle et l'architecte Edouard Dagnet la maintiendra en édifiant à la place la Brasserie-restaurant de l'Opéra en 1904, et dans un style très art nouveau. C'est seulement à partir de cette époque que des images sont disponibles.
Carte réclame, début XXe siècle.
Il faut avouer que les cafés étaient légions, pas un quartier, pas une rue même, sans que ne s’étalent les façades de ces commerces, souvent couplés d’une épicerie, aussi offraient-ils un grand nombre d’emplois.
Tout était donc pour le mieux.
Tout aurait pu le rester.
Jusqu’à un certain jour ou plutôt une certaine nuit...
Chapitre 1
Depuis quelque temps, déjà, un individu rôdait autour du café Dubuc. Certains l’avaient même surpris, caché dans l’encoignure d’une impasse, les yeux rivés sur le débit de boissons, observant les passages et mouvements dans celui-ci, jusqu’à fort tard dans la nuit.
Se voyant découvert, l’homme s’enfuyait, cachant son visage afin de ne pas être identifié, manœuvre bien inutile, car il était bien connu du quartier pour y avoir travaillé plusieurs mois à deux reprises, dans l’établissement Dubuc, justement, comme garçon de café. La première fois une année et la seconde fois trois mois. Ces deux périodes s’étaient soldées par un renvoi.
Pourquoi furetait-il ainsi ?
Que cherchait-il ?
Jules Alphonse Dubuc avait été averti par ses voisins de la présence régulière, inquiétante même, de son ancien garçon de café. Certains l’avaient mis en garde. A cela, le propriétaire des lieux avait répondu :
« Un sombre individu qui finira en cour d’assises ...... »
Gibier de potence ! N’y allait-il pas un peu fort ce limonadier ?
L’homme dont il s’agissait se nommait Constant Roy. Il avait vu le jour dans le Canton de Vaux, en Suisse, le 20 avril 1865. Après le décès de ses parents, il était venu en France avec son frère, Auguste Constant, en 1883. Tous deux s’étaient fixés au Havre.
Ce frère, né dix-huit mois après lui, devait mourir au Havre d’une manière tragique, le 13 février 1888. En effet, il avait été retrouvé pendu dans la chambre meublée qu’il occupait rue de Chilou au numéro 15. « Chagrin d’amour » était la raison de ce geste que le jeune homme avait notée dans une lettre, juste avant son geste fatal.
Constant Roy, en sa qualité de garçon de café, exerça de nombreuses années sur la côte normande, effectuant des saisons l’été, notamment à Trouville, ne retournant au Havre qu’après les beaux jours.
Dans ce port, il avait travaillé au « café Guillaume Tell » et à « l’hôtel Continental ».
Dans ce port, il avait travaillé au « café Guillaume Tell » et à « l’hôtel Continental ».
Le Havre : le Guillaume Tell et le Continental,
deux établissements où avait travaillé Constant Roy.
Ce fut d’ailleurs sur une lettre de recommandation des dirigeants de ces deux établissements fort réputés que Constant Roy avait trouvé à se placer à Rouen au café Davoust, puis au café de la rue des Charrettes.
Chacun de ses employeurs se disait satisfait du travail de Constant Roy :
« Un garçon de café très compétent, connaissant parfaitement son métier ».
Mais... Car, il y avait un « mais » et point des moindres :
• Un voleur, qui ne rendait pas toujours la monnaie aux clients.
• Un voleur, qui pillait la caisse lorsque l’occasion s’en trouvait.
• Une forte tête.
• Un irrespectueux envers la clientèle. Hautain et dédaigneux avec certains, trop familier avec d’autres.
Les clients se plaignaient.
Et les indélicatesses côté « caisse-enregistreuse » mécontentaient fortement les patrons.
Faut comprendre !
Voilà pourquoi, et vous le concevrez aisément, Constant Roy se trouvait depuis quelque temps sans emploi, accumulant les emprunts, ici et là, pour survivre.
Il passait son temps au café Tonon dans le quartier Saint-Sever, buvant consommation sur consommation que jamais il ne pouvait payer. Lorsque l’ardoise était trop lourde, Roy changeait de café...
Il rentrait de plus en plus tard chez sa logeuse à qui il devait quelques loyers et qui l’avait menacé à plusieurs reprises de le mettre dehors.
Constant Roy était aux abois...
Remâchant sans cesse ses rancœurs...
Et puis, l’oisiveté n’était-elle pas la mère de tous les vices ?
* le Café de la veuve Salles était forcément proche de la rue du Petit Salut, peut-être l'était-il aussi de l'église Saint-Laurent désaffectée et louée alors à des repasseuses.
Cette église, nous la connaissons tous : c'est aujourd'hui le Musée de la ferronnerie Le Secq des Tournelles où est exposée une extraordinaire collection de tire-bouchons des XVIIe et XVIIIe siècles !
En fait, le Café de la veuve Salles était situé un peu plus loin, au 11 de la place du Vieux Marché.
Au menu : Des œufs, du jambon et une tranche de veau. Le tout, bien arrosé, comme il se doit.
Pourquoi cette envie soudaine ?
Chapitre 2
Comme chaque soir, en ce 6 mai 1890, Jules Adolphe Dubuc ferma son établissement vers les onze heures et demie, après le départ du dernier client.
Comme chaque soir, avec son garçon de café, Jean Hya dit Victor, il compta la caisse et rangea la recette dans le coffre du petit cabinet, tout en longueur, derrière la salle principale.
Comme chaque soir, avec son garçon de café, Jean Hya dit Victor, il compta la caisse et rangea la recette dans le coffre du petit cabinet, tout en longueur, derrière la salle principale.
Un bar, ailleurs, après le départ du dernier client...
Au départ de son employé, Jules Adolphe Dubuc éteignit les lumières des salles donnant sur la rue et s’en alla porter un bol de soupe à une de ses locataires, Madame Molière, occupant un petit appartement au premier étage de la maison.
Cette jeune femme, épouse d’un représentant de commerce en déplacements chaque semaine, venait d’accoucher. Un ménage pas vraiment fortuné, aussi le propriétaire apportait-il de bon cœur ce modeste repas, prenant aussi des nouvelles du nourrisson et de la maman.
Quelques minutes d’une conversation bien réconfortante pour cette jeune femme seule et isolée.
Ce fut donc une vingtaine de minutes plus tard que le sieur Dubuc revint au rez-de-chaussée, afin de faire un dernier tour dans les lieux, avant de monter se coucher dans la chambre qu’il occupait au premier étage.
Sa tournée nocturne s’acheva dans le petit cabinet, devant le coffre qu’il venait de rouvrir afin d’y ranger quelques documents.
Le coffre, en plus des gains du jour, soit cent quatre-vingt francs (ainsi qu’une petite pièce grecque de 1868), contenait entre deux et trois mille francs en espèces et quarante huit mille francs de titres.
Une légère angoisse étreignait le limonadier, ce qui n’était pas dans ses habitudes. Il pensa que ce malaise venait de toutes les mises en garde qu’on lui faisait contre son ancien garçon de café qui, disait-on, rôdait depuis quelques jours dans la rue Frigori* et la rue des Charrettes.
* Le nom de cette rue disparue et son orthographe ont beaucoup fluctué : c'était l'ancienne Cour des pigeons, successivement appelée rue Grigoire, rue Trigorie, rue du Cornet d’argent, et restée dans les souvenirs comme la rue Frigory, Frigori ou Frigoly.
Jules Adolphe Dubuc essaya de balayer cette anxiété, se disant que l’individu n’oserait pas s’attaquer à lui.
* Le nom de cette rue disparue et son orthographe ont beaucoup fluctué : c'était l'ancienne Cour des pigeons, successivement appelée rue Grigoire, rue Trigorie, rue du Cornet d’argent, et restée dans les souvenirs comme la rue Frigory, Frigori ou Frigoly.
Jules Adolphe Dubuc essaya de balayer cette anxiété, se disant que l’individu n’oserait pas s’attaquer à lui.
« Une grande gueule, certes, mais qui n’irait pas jusqu’aux actes », se rassura-t-il.
Pourtant, à cet instant, il sentait comme une présence, là, derrière lui. Prémonitions ?
Tout à ses réflexions, quelques peu moroses, il ressentit une forte douleur à l’arrière du crâne. Se retournant brusquement, il se trouva face à l’individu qui occupait à l’instant même ses pensées.
L’attaque avait été violente, mais malgré la douleur qui lui enserrait la boite crânienne, il chercha à se défendre.
Suffoquant, il essayait de s’extraire à l’emprise des mains qui lui serraient le cou. Il griffait, tapait, s’agitait en vain, car ses forces déclinaient peu à peu.
Malheureusement, l’agresseur, plus vigoureux, prit l’avantage. Un sursaut d’énergie, dû à l’instinct de survie, donna à la misérable victime la force de hurler : « Au voleur ! L’assassin ! ».
Cet appel à l’aide, cri désespéré jeté dans la nuit, résonna lugubrement.
Mais serait-il entendu, alors que tout semblait dormir alentour ?
Toutefois, ces cris de détresse sortirent quelques dormeurs de leur premier sommeil. Une lumière, puis une autre éclairèrent la façade de l’immeuble donnant sur la cour intérieure. Une tête, puis une autre sortirent de l’entrebâillement de fenêtres ouvertes à la hâte.
Ce fut la dame Molière qui, la première, entendit les appels mêlés à un bruit de lutte.
Ce fut elle qui alla prévenir sa voisine, la dame Lemercerre , qui s’habilla à la hâte et s’en alla toquer à la porte voisine, celle de l’appartement des Volits, autres locataires du petit immeuble.
Ce fut donc en force que les Volits, suivis des dames Lemercerre et Molière, descendirent l’escalier les menant à la cour intérieure. Où là, plus aucun bruit. Aucune lumière non plus.
Tous quatre cherchèrent le limonadier, car assurément, c’était bien sa voix qu’ils avaient entendue quelques instants auparavant. Ce silence pesant ne leur semblait pas de bon augure.
Dans le café, rien n’avait bougé, si ce n’était dans ...
Il n’y avait plus d’autre alternative que d’aller prévenir les autorités au poste de police numéro deux, celui de leur quartier. Après avoir expliqué les raisons de leur venue, ils regagnèrent la rue des Charrettes, accompagnés de deux agents de police.
Agents de police, années 1890.
Et ce fut avec ces deux agents de la force de l’ordre qu’ils pénétrèrent à nouveau dans le café, pour montrer leur macabre découverte : le cadavre de Jules Adolphe Dubuc gisant à plat dos sur le sol, les yeux grand ouverts, au milieu d’une mare de sang et le coffre, non loin de là, porte béante.
Ne restait plus, à présent, à découvrir l’auteur et le mobile de cet acte horrible.
Mais déjà, les soupçons se dirigeaient vers une personne en particulier.
Chapitre 3
L’agresseur s’était fondu dans la nuit à l’approche des bruits de pas et des échanges à voix basses provenant de la cour intérieure.
Il n’avait pu emporter que peu d’argent. Pas assez ! Mais sa liberté était à ce maigre prix.
Il ne rencontra âme qui vive sur son chemin jusqu’à la rue du Petit Salut* où il regagna sa chambre en catimini pour ne pas être surpris.
* Située à trois cents mètres environ du Café Dubuc, la rue du Petit Salut allait-elle mériter son nom ? Notre homme pensait bien lui devoir le sien !
C'était en fait l'ancienne rue des Tailleurs, à quelques pas de la cathédrale Notre-Dame de Rouen.
* Située à trois cents mètres environ du Café Dubuc, la rue du Petit Salut allait-elle mériter son nom ? Notre homme pensait bien lui devoir le sien !
C'était en fait l'ancienne rue des Tailleurs, à quelques pas de la cathédrale Notre-Dame de Rouen.
A cette heure de la nuit, personne n’avait dû s’apercevoir de son absence. Du moins, l’espérait-il.
Aussitôt, dans sa chambre, il fit un brin de toilette et surtout changea de chemise, celle qu’il portait était maculée de sang, du sang qu’il fallait absolument faire disparaître. Cette lessive achevée, il s’allongea sur sa paillasse, guettant les bruits dans l’escalier menant au palier où trois portes donnaient accès à trois chambres inconfortables mais relativement bon marché. Les commodités, peu commodes d’ailleurs, se trouvaient dans la cour, pompe afin de s’approvisionner en eau et trou d’aisance malodorant.
Il guettait donc des bruits de pas, ceux de Edmond Henry, son voisin de palier, revenant du café où il servait comme garçon.
Il lui fallait un témoin et un alibi, aussi avait-il l’idée d’inviter ce camarade qui ainsi pourrait attester qu’il était bien chez lui à l’heure où un acte criminel venait de se produire quelques rues plus loin.
Des pas un peu traînants se firent entendre. Lorsqu’ils s’arrêtèrent sur le palier, Constant Roy (car il s’agissait bien de lui, pourquoi vous le cacher plus longtemps, vous l’aviez deviné) ouvrit sa porte et découvrit son voisin, lequel, une clef en main, s’apprêtait à entrer dans sa chambre. Il semblait harassé et visiblement n’avait qu’une envie, se mettre au lit.
"Salut ! J’ t’attendais !
- Ah ! Et pourquoi donc ?
- T’aurais pas d’ la bougie, j’en manque? Et puis, j’ voulais t’inviter à souper.
- C’est qu’ j’en ai plein les pattes, pardi, et qu’ j’aimerais bien m’ coucher. Attends, j’ regarde pour la bougie.
- Allez, viens donc ! C’est moi qu’invite !
- Toi, j’ croyais qu’ t’étais fauché ?
- J’viens d’ recevoir un peu d’ ma famille, pour m’aider : ça s’ fête !"
Il fallait que l’autre acceptât, aussi Constant Roy se fit convainquant, voir suppliant, jusqu’au moment où l’autre céda, sans grand enthousiasme, il faut bien le dire.
Alors, tous deux se rendirent par les rues rouennaises désertes jusqu’au café de la veuve Salles* où ils s’attablèrent dans un coin à l’écart pour festoyer, oui, festoyer, car c’était bien là un festin qui coûta cinq francs, ce qui n’était pas rien. Etonnant pour quelqu’un qui se disait sans le sou.
Alors, tous deux se rendirent par les rues rouennaises désertes jusqu’au café de la veuve Salles* où ils s’attablèrent dans un coin à l’écart pour festoyer, oui, festoyer, car c’était bien là un festin qui coûta cinq francs, ce qui n’était pas rien. Etonnant pour quelqu’un qui se disait sans le sou.
* le Café de la veuve Salles était forcément proche de la rue du Petit Salut, peut-être l'était-il aussi de l'église Saint-Laurent désaffectée et louée alors à des repasseuses.
Cette église, nous la connaissons tous : c'est aujourd'hui le Musée de la ferronnerie Le Secq des Tournelles où est exposée une extraordinaire collection de tire-bouchons des XVIIe et XVIIIe siècles !
Légende : Eglise et Tour Saint-Laurent
Abandonnées, servent aujourd'hui de magasins.
(Delcampe)
En fait, le Café de la veuve Salles était situé un peu plus loin, au 11 de la place du Vieux Marché.
Au menu : Des œufs, du jambon et une tranche de veau. Le tout, bien arrosé, comme il se doit.
Au moment de régler l’addition, Edmond Henry fut terriblement étonné de voir son camarade sortir autant de pièces de monnaie de sa poche, que des pièces d’un franc, parmi lesquelles se trouvait une petite pièce grecque qui attira son attention. En homme de bon sens, il se demanda si Constant Roy avait réglé ses dettes avant de dépenser autant sans compter. Mais l’autre affichait une bonne humeur, non feinte, et une inconscience loin d’être en rapport avec sa situation précaire. Chômeur et criblé de dettes.
Le retour vers le logis de leur logeuse se fit joyeusement, en discutant de choses et d’autres, sans grande importance.
Un caprice de Constant Roy leur fit faire un crochet par la rue des charrettes, alors qu’il eût été plus court de prendre par les quais.
Pourquoi cette envie soudaine ?
La suite nous apportera sans doute la réponse.
Sur les lieux, devant la macabre découverte, les deux agents trouvant la situation critique (ne l’était-elle pas d’ailleurs ?) allèrent en informer leurs supérieurs qui, réveillés en plein sommeil, se déplacèrent au plus vite. L’affaire n’était-elle pas d’importance ?
Chapitre 4
Retournons un peu en arrière, rue des Charrettes où les quatre voisins revinrent accompagnés des deux agents de sûreté.
Agent de la Sûreté, un peu caricaturé...
Vers 1900 (CPA, Delcampe).
Sur les lieux, devant la macabre découverte, les deux agents trouvant la situation critique (ne l’était-elle pas d’ailleurs ?) allèrent en informer leurs supérieurs qui, réveillés en plein sommeil, se déplacèrent au plus vite. L’affaire n’était-elle pas d’importance ?
Ce ne furent pas des sous-fifres qui arrivèrent en renfort rue des Charrettes, loin de là, mais :
• Monsieur Masquin, commissaire central.
• Monsieur Collignon, commissaire de police.
• Monsieur Prost, chef de sûreté.
Ils établirent rapidement et efficacement leurs premiers constats.
1. Le sieur Dubuc, limonadier, était bien décédé.
2. Il s’agissait bien là d’un meurtre.
3. Il y avait eu vol également. Le mobile de cette agression mortelle bien évidemment.
4. Sur le sol, un trousseau de clefs, celui rassemblant assurément toutes les clefs de l’établissement dont celle, sans doute, du coffre-fort.
5. Un tire-bouchon* très court, au manche de corne, près du cadavre, attira leur attention. Un tire-bouchon ? Quoi de plus naturel dans un débit de boissons ! Mais celui-ci, un tantinet tordu, maculé de sang coagulé et portant quelques cheveux, semblait être, après constatation, l’arme du crime. Mais prudence, il fallait s’en assurer !
* Le tire-bouchon, désigné comme l'arme du crime, nous interpelle. Il est peu décrit, sinon comme très court et muni d'un manche de corne. Comment tuer quelqu'un avec un tel ustensile ? La presse nous en apprendra peut-être un peu plus bientôt : cf. fin de cet article.
Après ces cinq constats, il ne restait plus qu’à préciser quelques détails et découvrir ce qui s’était réellement passé entre 11 h 30 du soir et 0 h 30 du matin, dans cette nuit du 6 au 7 mai 1890.
Alors intervinrent les témoins, ceux qui les premiers avaient entendu les appels à l’aide et découvert le défunt, et les derniers à avoir vu le sieur limonadier vivant, la femme Molière et le garçon de café, Victor Hiaa.
On alla d’abord quérir Victor Hiaa qui demeurait dans la même rue, au numéro 39.
« Ça devait arriver ! s’exclama-t-il en apprenant l’horrible nouvelle. Et je sais qui a fait le coup ! »
Cette déclaration spontanée ne pouvait qu’intéresser fortement le chef de la sûreté.
Si ce témoin disait vrai, ce serait une affaire rondement menée, et l’assassin serait bientôt sous les verrous.
Oui mais, parole de justice : il faut toujours se méfier des témoignages trop hâtifs, ceux-ci se révélant souvent jalouses délations. Prudence !
Mais, Victor Hiaa ne fut pas le seul, beaucoup d’autres avancèrent les mêmes accusations, visant une seule et même personne : Constant Roy, cet individu qui depuis plusieurs jours guettait, surveillait, attendait son heure, tapi dans l’ombre d’un recoin.
-/-
Vers les trois heures du matin, Monsieur Prost, chef de sûreté, alla toquer à la porte de la chambre du dénommé Roy, présumé coupable, rue de Petit Salut.
Aux sommations, Constant Roy ouvrit sa porte immédiatement. Il ne portait pas de chemise et ne semblait pas très étonné de cette visite nocturne. Sans sourciller, il demanda :
« Qu’est-ce qu’il y a de cassé ? »
Monsieur Prost évoqua la rue Frigory , à ce nom, Constant Roy pâlit, mais garda un flegme implacable. Même attitude détachée pendant la perquisition de sa chambre, demandant simplement après un moment :
« Puis-je bientôt disposer de ma chambre ? »
Quel aplomb tout de même, vous en conviendrez !
Que donna la perquisition ?
- Dans une des poches de Roy, un carré de chemise, servant de mouchoir, taché de sang.
- Un gilet portant des traces de sang.
- Une chemise tachée de sang frottée aux deux poignets, aux manches et au col.
- Cinq morceaux de toile ensanglantée.
- Une serviette mouillée dans toute son étendue.
- Dans un seau et le pot de chambre de l’eau roussâtre.
- Une importante somme d’argent, cent-quarante-sept francs, étonnant pour quelqu’un qui n’avait pas le sou la veille, dont une petite pièce grecque.
Il n’en fallait pas plus pour faire de Constant Roy un suspect idéal.
Une confrontation sur place s'imposait.
Amené sur les lieux du crime, et interrogé par Monsieur Masquin, commissaire central, Roy resta de marbre et nia être l’auteur de cet acte innommable, trouvant réponse à tout, que ce soit au sujet du sang sur ses vêtements, du sang sous ses ongles, des griffures sur ses avant-bras et de l’argent en sa possession. Même le tire-bouchon laissé sur le sol n’était pas le sien quoique lui ressemblant très fortement.
Interpellation (mais d'un manifestant parisien !).
(CPA, Net)
Conduit ensuite au commissariat central, Constant Roy fut auditionné vers 7 h 30 du matin, par Monsieur Demartial, procureur de la République. Il persista dans ses déclarations, niant toute implication dans le meurtre pour lequel il se voyait accusé.
Pendant ce temps, dans le débit de boissons de la rue des Charrettes, gens de justice et de médecine se succédaient, afin d’établir des constats et faire l’autopsie du cadavre :
• Monsieur Leguerney, substitut du procureur de la République.
• Un juge d’instruction et son greffier.
• Monsieur le docteur Cerné, médecin du parquet.
Constant Roy fut alors écroué à la prison de Bonne Nouvelle, Rouen rive gauche, dans l’attente de son jugement.
La prison de Bonne Nouvelle, Rouen, 1900
(CPA, Net)
Dans les rues Frigory et des Charrettes, voisins et amis de Jules Adolphe Dubuc étaient assemblés consternés. Non seulement, il y avait eu un meurtre près de chez eux, mais la victime était un brave homme, quelqu’un de serviable et d’honnête que chacun appréciait.
Après l’autopsie, le corps du sieur Dubuc fut porté dans sa chambre.
Jules Adolphe Dubuc avait deux frères et une sœur qui habitaient Paris et une autre sœur, la veuve Auffray, qui demeurait à Bois-Guillaume, tous quatre furent prévenus.
On les attendrait pour procéder à l’inhumation.
Mais à présent était venu le temps de la presse. La couverture du crime fut à la hauteur de l'émotion qu'il avait engendré.
La presse nationale - ou parisienne - s'empara très tôt de l'affaire :
- Le Matin et Le Petit Journal dès le 08 mai,
- La Lanterne, La Liberté, La Petite Presse, Le Pays, Le XIXe siècle le 09 mai,
- Le Parti Ouvrier le 10 mai,
- et encore L'Univers le 13 mai,
Tous ces journaux, et d'autres sûrement, ouvrirent leurs colonnes à l'affaire du crime de Rouen, un "fait divers" dont les lecteurs sont toujours friands !
Si pour l'essentiel, les articles se ressemblèrent, des incertitudes et manques nous arrêtèrent : les adresses étaient imprécises : rue des Charrettes, mais à quel numéro ? ... ou manquaient : ainsi du café Salles, non localisé, nous empêchant de bien comprendre les déplacements de Constant Roy et de son ami Henry.
Des différences apparurent également :
- On donna parfois 25 ans à Constant Roy qui en avait 27.
- Bien que Suisse, il fut aussi donné pour Belge.
- Enfin et surtout pour nous, il n'y avait pas de consensus sur la cause de la mort : les uns l'attribuèrent à la strangulation, les autres aux coups portés à l'aide d'un tire-bouchon.
Le Matin évoque ainsi la découverte, à côté du corps de Jules Adolphe Dubuc, d'un "tire-bouchons (sic) tout tordu et entouré de caillots de sang et de cheveux".
Mais si la plupart des journaux parlèrent de "tire-bouchon", La Petite Presse et Le Pays notèrent qu'il s'agissait d'un "foret servant aux garçons de café", tandis que Le Parti Ouvrier et Le XIXe siècle indiquèrent qu'il s'agissait d'un "foret de marchand de vins".
Ces précisions semblent convaincantes. L'utilisation des forets à déboucher correspondait alors à la pratique des garçons de café : les bouteilles de vin ordinaire servies dans les bars avaient un bouchon réutilisable, pas complètement enfoncé ; seuls les meilleurs vins, bien bouchés, nécessitaient l'usage d'un tire-bouchon.
Il nous manquait encore la version du quotidien local. Mais Françoise VERGNAULT avait retrouvé sur le site des archives départementales de Seine Maritime le Journal de Rouen. C'est, dès le 08 mai 1890, l'article le plus complet qui ait paru, probablement parce que le plus proche des sources policières ou judiciaires.
Et cet article nous offre les informations que nous avions patiemment recherchées ailleurs, particulièrement les adresses des cafés et logements, et donc aussi l'itinéraire de la déambulation nocturne de Constant Roy.
Voici cet article remis en page, le format original étiré sur de longues colonnes ne permettant pas de le reproduire de façon un tant soit peu lisible (mais le lecteur peut agrandir chaque image à sa guise) :
Les faits établis par l'enquête de police, l'instruction serait rapide et le procès suivrait très vite...
La déclaration du décès avait été faite par Constant Roy, le frère du défunt et Auguste Eternod, ami du défunt. Tous deux garçons de café, demeurant à Rouen et âgés de vingt-trois ans.
Le jour de l’inhumation, Constant Roy, présent, n’avait pas caché ses souhaits de vengeance, envers celle qu’il considérait comme la « meurtrière ».
Madame Molière, la dernière personne à avoir vu Jules Alphonse Dubuc vivant, vint ensuite à la barre.
Faisons à présent une petite pause, avant les auditions suivantes, celles des personnes qui établiront l’emploi du temps exact de Constant Roy, les jours précédant le meurtre.
Il était un des derniers à avoir vu le limonadier en vie.
« Si je connais bien l’accusé, ça j’peux l’dire ! Je l’ai vu rôder vers minuit ces derniers jours, autour du café et c’était pas la première fois. D’ailleurs, c’est ce que j’ai dit lorsqu’on est venu me réveiller vers les quatre heures du matin, le 6 mai.
Madame veuve Salles, limonadière.
« L’accusé, dit-elle, en désignant l’homme dans le box des accusés d’un geste du menton, me doit cinq francs depuis le mois de mars. Et c’est pas cher payé, car ses mouchoirs souvent tachés de sang, je dois les frotter dur. Oui, car l’accusé saigne souvent du nez. Mais je n’ai jamais lavé de taches de sang sur ses chemises. »
L’avocat général, maître Petitier, prononça son réquisitoire.
Il fut bref, finissant par : «Roy doit expier son crime ! »
Puis, ce fut au tour de l’avocat de l’accusé, maître Goujon, qui se lança, avec éloquence, dans sa plaidoirie, se démenant comme un pauvre bougre, tel un animal pris au piège.
Il savait la cause perdue, déjà jugée avant même le commencement du procès. Mais, il fallait tout de même essayer de convaincre les jurés.
• A sa logeuse du Havre 200 francs
Et cette somme de cent-quarante-sept francs retrouvée sur lui, le 6 mai 1890 au matin.
Les égratignures sur les mains et sur les bras ?
Et le sang sous les ongles, constaté au moment de son arrestation, juste après le meurtre.
Et puis, il y avait cette animosité contre ses anciens patrons en raison des licenciements successifs, sans réels motifs selon lui, licenciements qui l’avaient plongé dans la misère et surtout contre Dubuc qu’il trouvait trop dur avec ses garçons. Pour ce dernier, on pouvait parler de haine !
Et pour en finir, le tire-bouchon. L’outil de travail de l’accusé, brandi sous le nez de plusieurs personnes, comme un objet pouvant donner la mort.
Ce n'était pas une fois, mais plusieurs fois qu’il en avait fait étalage, avec de la haine dans la voix et des éclairs dans le regard.
Ce même mot, « coïncidence », maître Goujon le répéta mille fois au cours de son plaidoyer, avec des effets de manches et des intonations de voix.
Ce fut sur cette dernière tirade, lancée comme une bouteille à la mer, que maître Goujon, acheva sa longue plaidoirie qui, toutefois, ne manquait pas de panache. Alors, le visage las, il sortit un mouchoir à carreaux de sa poche et, se laissant tomber sur le banc juste devant le box des accusés, il s’essuya le front. Sachant la partie perdue, il n’eut aucun regard pour Constant Roy qui semblait totalement indifférent à tout ce qui venait de se dérouler.
Comme il avait raison le pauvre avocat de ne pas y croire.
Nous étions le 06 août 1890 et Constant Roy, reconnu coupable, était condamné à la peine de mort.
Maître Goujon fut atterré, il venait de perdre le procès.
Dans les jours suivants, le compte rendu du procès et la sentence condamnant Constant Roy à la peine de mort occupèrent une bonne place dans de nombreux journaux, du Journal de Rouen jusqu'au New York Herald, en passant par Le Radical, La Lanterne, La Liberté, Le Temps ou Le Petit Parisien...
... l'affaire continuait de faire grand bruit, mais était-elle vraiment terminée ?
L’avocat s’accrochait à ce dernier recours comme un naufragé à une bouée de secours.
La presse continuait à foisonner d’articles sur l’affaire et ce n’était qu’informations et démentis sur la date de l’exécution de « l’assassin de la rue des Charrettes ».
Quel soulagement !
Gracié, mais envoyé au bagne, Constant Roy, enchaîné, embarqua avec d’autres bagnards, sur le bâtiment « Ville de Saint-Nazaire » [2] qui accosta en Guyane , le 17 mai 1891.
[2] Le paquebot « Ville de Saint Nazaire » sortit du chantier naval de l’Océan à Bordeaux en janvier 1871. En 1891, il fut affrété par l’Etat pour transporter les forçats à Cayenne. Longueur : 88,5 m - Largeur : 12,33 m - Jauge : 2676 tonneaux - Vitesse : 12,5 nœuds.
Au bout de trois années sans problème majeur de discipline, le forçat accédait à la seconde classe, puis à la première classe.
La couverture du crime par la presse nationale
La presse nationale - ou parisienne - s'empara très tôt de l'affaire :
- Le Matin et Le Petit Journal dès le 08 mai,
- La Lanterne, La Liberté, La Petite Presse, Le Pays, Le XIXe siècle le 09 mai,
- Le Parti Ouvrier le 10 mai,
- et encore L'Univers le 13 mai,
Tous ces journaux, et d'autres sûrement, ouvrirent leurs colonnes à l'affaire du crime de Rouen, un "fait divers" dont les lecteurs sont toujours friands !
Si pour l'essentiel, les articles se ressemblèrent, des incertitudes et manques nous arrêtèrent : les adresses étaient imprécises : rue des Charrettes, mais à quel numéro ? ... ou manquaient : ainsi du café Salles, non localisé, nous empêchant de bien comprendre les déplacements de Constant Roy et de son ami Henry.
Des différences apparurent également :
- On donna parfois 25 ans à Constant Roy qui en avait 27.
- Bien que Suisse, il fut aussi donné pour Belge.
- Enfin et surtout pour nous, il n'y avait pas de consensus sur la cause de la mort : les uns l'attribuèrent à la strangulation, les autres aux coups portés à l'aide d'un tire-bouchon.
Le Matin évoque ainsi la découverte, à côté du corps de Jules Adolphe Dubuc, d'un "tire-bouchons (sic) tout tordu et entouré de caillots de sang et de cheveux".
Mais si la plupart des journaux parlèrent de "tire-bouchon", La Petite Presse et Le Pays notèrent qu'il s'agissait d'un "foret servant aux garçons de café", tandis que Le Parti Ouvrier et Le XIXe siècle indiquèrent qu'il s'agissait d'un "foret de marchand de vins".
Ces précisions semblent convaincantes. L'utilisation des forets à déboucher correspondait alors à la pratique des garçons de café : les bouteilles de vin ordinaire servies dans les bars avaient un bouchon réutilisable, pas complètement enfoncé ; seuls les meilleurs vins, bien bouchés, nécessitaient l'usage d'un tire-bouchon.
Alors, tire-bouchon ou foret de marchand de vins ?
Il semble bien que le plus contondant des deux est le foret !
Il nous manquait encore la version du quotidien local. Mais Françoise VERGNAULT avait retrouvé sur le site des archives départementales de Seine Maritime le Journal de Rouen. C'est, dès le 08 mai 1890, l'article le plus complet qui ait paru, probablement parce que le plus proche des sources policières ou judiciaires.
Et cet article nous offre les informations que nous avions patiemment recherchées ailleurs, particulièrement les adresses des cafés et logements, et donc aussi l'itinéraire de la déambulation nocturne de Constant Roy.
Voici cet article remis en page, le format original étiré sur de longues colonnes ne permettant pas de le reproduire de façon un tant soit peu lisible (mais le lecteur peut agrandir chaque image à sa guise) :
Le Journal de Rouen, 08 mai 1890
"... Un instrument pointu qui lui entra profondément dans le cuir chevelu..."
"... un tire-bouchon très court à manche en corne complètement tordu..."
Du pseudo alibi à la perquisition...
"D'après le médecin légiste, M. Dubuc a été étranglé [...]
une blessure faite derrière la tête à l'aide d'un tire-bouchon [...]
Mais cette blessure n'aurait pas suffi à déterminer la mort."
Les faits établis par l'enquête de police, l'instruction serait rapide et le procès suivrait très vite...
Chapitre 5
L'instruction avait été rapide, le procès de l'accusé ne tarda donc pas.
Ce jour-là, 7 août 1890, il y avait foule devant le palais de justice. Une foule que les grilles bordant la cour avaient bien du mal à contenir. Une foule hurlant sa haine contre l’homme qu’on amenait à cet instant, mains menottées, pour être jugé pour meurtre
Monsieur le conseiller Hurt présidait la cour d’assises de la Seine Inférieure, en sa troisième session de 1890.
La salle était bondée. Tous les anciens amis et clients de la victime souhaitaient assister au procès. On refusait du monde, ce qui mécontentait fortement ceux qui avaient fait spécialement le déplacement jusqu’à Rouen.
La salle était bondée. Tous les anciens amis et clients de la victime souhaitaient assister au procès. On refusait du monde, ce qui mécontentait fortement ceux qui avaient fait spécialement le déplacement jusqu’à Rouen.
La cour d'assises de Rouen : une très grande salle, encore vide,
mais qui restera bondée pendant tout le procès.
(CPA Delcampe)
Les personnes appelées à témoigner occupaient les places des premiers rangs dans l’attente d’être appelées à la barre.
Lorsque Constant Roy fut conduit par deux gendarmes dans le box des accusés, il fut accueilli par des huées et des injures que le président de la cour eut bien du mal à réprimer.
Voilà la description de l’accusé, faite par le journaliste du Journal de Rouen.
« Homme à la physionomie vulgaire, d’un blond châtain, au front bas, aux yeux grands mais atones, à la bouche d’ogre, aux grandes oreilles, au teint haut en couleur, vêtu de sa tenue de garçon de café ruinée et présentant un calme stoïque. »
Quelle description peu encline à attirer la sympathie !
Après le tirage au sort des jurés, il fut procédé à la lecture de l’acte d’accusation.
Constant Roy comparaissait donc devant cette cour de Justice sous l’accusation de :
- Avoir à Rouen, dans la nuit du 6 au 7 mai 1890, commis volontairement un homicide sur la personne du sieur Dubuc, crime commis avec préméditation, crime accompagné de vol.
- Avoir à Rouen, dans la nuit du 6 au 7 mai 1890, soustrait frauduleusement une certaine somme (150 F environ) au préjudice du sieur Dubuc ou à la succession de celui-ci, vol commis dans une maison habitée.
Constant Roy étant porteur d’une arme apparente ou cachée, crimes prévus par les articles 295 – 296 – 297 – 302 – 304 et 385 du code pénal.
Etabli, le 19 juillet 1890, par R Marais, procureur général.
Ce fut alors que le président Hurt déclina l’identité, la situation familiale, les parcours professionnel et de vie de l’accusé jusqu’au jour du crime :
« Roy, vous avez vingt-cinq ans. Vous êtes né en Suisse, le 20 avril 1865. Vous demeurez à Rouen, 3 rue du petit Salut. Vous avez quitté la Suisse en 1883 et vous êtes venu au Havre. Vous avez perdu vos parents. Vous êtes resté au Havre de 1883 à 1886. Vous avez pendant cette même période travaillé deux fois au buffet de la gare de Beuzeville et fait parfois des saisons à Deauville. Est-ce exact ? »
A cette question, Roy répondit par l’affirmatif.
« Tous vos employeurs successifs, poursuivit le président, sont d’accord sur les points suivants : Vous êtes quelqu’un de capable dans votre travail, mais vous avez un caractère hautain et susceptible et vous vous montrez trop familier avec la clientèle. D’autre part, ils vous accusent d’avoir, à un moment ou un autre, pillé la caisse lorsque vous en aviez l’occasion, mais aussi volé les consommateurs. Monsieur Davoust, d’ailleurs, dont vous avez été l’employé, vous qualifiait de voleur.
- Ce n’est pas vrai. Jamais Monsieur Davoust ne m’a fait d’observations à ce sujet, s’insurgea Constant Roy.
Sans tenir compte de la remarque, le président poursuivit :
- De l’établissement Davoust, vous avez ensuite servi comme garçon de café chez Monsieur Dubuc, rue des Charrettes où vous reproduisez les mêmes actes de malveillance...
1904 : le café Dubuc est devenu la brasserie de l'Opéra,
... et ce n'est plus Constant Roy qui débouche la bouteille !
(CPA Internet)
Mais tout cela, si vous ne le savez pas déjà, les témoins le relateront par la suite lorsqu’ils seront appelés à la barre.
Laissons, maintenant, la parole au Docteur Alfred Eugène Cerné, médecin-chirurgien, afin qu’il expose, suites à ses examens minutieux, les causes exactes de la mort de la victime.
« Le sieur Dubuc présentait des plaies sur le crâne à gauche, de petites coupures irrégulières, déchirures simples ou triangulaires. Sur la face des égratignures. Au cou, des plaies au côté droit, des coups d’ongles. Toujours au cou, il portait des ecchymoses, indiquant la trace de doigts. Le poumon de la victime était congestionné, l’estomac contenait quelques aliments. Les voies respiratoires étaient congestionnées et portaient des traces d’écume.
L’instrument qui avait produit les ecchymoses sur le crâne n’avait pas pu pénétrer le crâne.
Contondant mais pas au point de transpercer le crâne !
(collection personnelle)
La victime avait beaucoup saigné, ses vêtements étaient ensanglantés.
Dubuc a succombé à une strangulation par les mains vraisemblablement, pendant que la main gauche pressait le cou, le meurtrier, de la main droite frappait le crâne de la victime.
Roy présentait des lésions nombreuses sur les mains, égratignures fraîches ne remontant pas à plus de vingt-quatre heures. Ses vêtements avaient dû être lavés, mais on pouvait y reconnaître la présence de sang. Sa chemise était tachée. D’autre part, Roy avait du sang sous les ongles de la main gauche. »
L’exposé du Docteur Alfred Eugène Cerné fut ponctué de cris étouffés, poussés par quelques femmes. A plusieurs reprises le conseiller Hurt demanda le silence, recommandant, avec fermeté aux « âmes sensibles » de sortir ou de se taire.
Puis ce fut au tour du commissaire de police Collignon de déposer.
Après avoir décliné son identité et ses fonctions, il déclara :
« Dans la nuit du 6 mai, j’ai été prévenu que Monsieur Dubuc avait été assassiné. Ça m’a fait un choc, ça je peux le dire. Je connaissais bien la victime. Quand je suis arrivé sur les lieux, la porte du coffre était grande ouverte, et un trousseau de clefs se trouvait par terre. Apparemment, le contenu du coffre était intact.
Le cadavre de Dubuc gisait sur le dos, les yeux grands ouverts, son cou portait des marques de tuméfaction. Sur le sol des taches de sang assez importantes et un tire-bouchon.
Par les personnes sur place et notamment celles qui étaient venues déclarer le crime au commissariat, j’ai appris qu’un ancien employé rôdait dans les parages depuis plusieurs jours.
Ce fut ainsi que je me suis transporté, accompagné de Monsieur Prost, au domicile du suspect afin de l’interroger. Dans sa chambre, nous avons découvert des vêtements maculés de sang et sur lui une somme de 147 francs. Une sacrée somme ! Etonnant pour quelqu’un qui la veille, selon son entourage, ne pouvait régler ses consommations. »
Monsieur Prost, chef de la sûreté, confirma en tous points les dires du commissaire Collignon.
Le décor était planté, il ne restait plus qu’à établir la culpabilité de Constant Roy, dans le meurtre du limonadier de la rue des Charrettes.
Et pour cela, allaient défiler, devant le président du tribunal et les jurés, un grand ombre de personnes dont les dires et explications devaient aider à faire toute la lumière sur cette horrible affaire.
Chapitre 6
Nous allons maintenant assister au défilé des témoins.
Tout d’abord, ce fut Jeanne Lemaitre, domiciliée au Havre.
Elle avait rencontré Auguste Constant Roy, le frère de l’accusé, en 1887. Une bien triste histoire, d’ailleurs, car celui-ci était tombé amoureux fou de la jeune femme qui ne partageait pas ses sentiments. Voyant ses espoirs amoureux privés d’avenir, le jeune homme s’était donné la mort.
Il avait été retrouvé pendu dans sa chambre au numéro 15 de la rue de Chillou.
Quelques lignes dans le « Journal de Rouen », en date du 15 février 1888, sur ce fait banal à l’époque, car ce n’était pas le seul suicide annoncé, si l’on poursuivait la lecture du petit encadré.
"Une journée à suicides, au Havre"
Journal de Rouen, 15 février 1888.
(Archives départementales Seine-Maritime)
La déclaration du décès avait été faite par Constant Roy, le frère du défunt et Auguste Eternod, ami du défunt. Tous deux garçons de café, demeurant à Rouen et âgés de vingt-trois ans.
Le jour de l’inhumation, Constant Roy, présent, n’avait pas caché ses souhaits de vengeance, envers celle qu’il considérait comme la « meurtrière ».
Ce ne fut donc pas sans appréhension que Jeanne Lemaitre revit Constant Roy peu de temps après. A son grand soulagement, il fut très aimable. Il l’invita même à souper chez Evrard, puis à l’Alcazar.
A chaque fois, ils se quittèrent vers une heure du matin et Constant Roy était toujours très éméché.
« Comment se montrait Roy à votre égard ? demanda le président.
- Charmant, sans aucune animosité. Il ne semblait pas triste, même lorsqu’on parlait de son frère.
Elle évoqua aussi ce moment où, au cours d’un des repas, il lui avait offert un morceau de tissu, provenant du mouchoir avec lequel son frère s’était pendu.
« Je suis restée sans voix, terrorisée à la vue de ce tissu. Je n’osais le prendre.
- Que vous a dit-il alors ?
- Il m’a dit simplement, c’est pour vous porter chance et surtout gardez-le bien sur vous quand vous aller jouer à Deauville, ainsi vous gagnerez. Il m’a confié qu’il en avait gardé un aussi pour lui, car il lui arrivait souvent d’aller au casino.
A l’évocation de « ce mouchoir de pendu », se fit sentir dans la salle un frisson d’effroi, d’autant plus qu’interrogé sur le sujet, l’accusé répliqua :
« C’était pour lui porter chance, rien de plus.
- Mais, il s’agissait de votre frère, s’insurgea le président.
- Un pendu est un pendu !.....
Un « oh » de protestation s’éleva alors. Voilà bien une réflexion nullement en faveur de Constant Roy.
Sans tenir compte de cette marque de désapprobation venant du public, le président poursuivit, s’adressant à Roy :
« Vous jouiez donc régulièrement ? Vos gains au jeu étaient-ils importants ?
- Lorsqu’il m’arrivait de gagner, je reperdais tout aussitôt.
Puis, se présenta à la barre, Monsieur Davoust, cafetier à Rouen.
Son témoignage n’apporta pas de grandes précisions sur l’affaire, si ce n’était la confirmation que Constant Roy fut à son service pendant six mois, embauché sur la recommandation de Monsieur Souchard.
« Souchard m’avait dit que c’était un bon garçon de café et qu’il connaissait bien son métier. De fait, je n’ai pas eu à me plaindre de son travail.
- Alors pourquoi ne pas l’avoir gardé à votre service ? s’enquit le président.
- C’est que je l’ai surpris à voler dans la caisse. Alors je l’ai congédié.
Monsieur Legrand, maître d’hôtel à Rouen ne témoigna pas, non plus, en faveur de Constant Roy.
« Six semaines à mon service, oui, monsieur le président. Je m’en suis séparé. Trop familier avec les clients. Faut du respect avec la clientèle dans le métier, c’est une règle professionnelle.»
Charles Thouroude, en sa qualité de client, fut servi par Constant Roy. Il déposa, sous serment, avoir payé une consommation douze francs, alors qu’elle ne valait que six francs.
« Je me demande toujours, conclut-il, où est passée la différence. Dans la poche de ce voleur, ou dans la caisse de son patron.
- Pourquoi n’avez-vous pas protesté ? interrogea le président.
- Il avait un tel aplomb et un regard terrible. Je n’ai pas voulu faire d’histoire. Mais, six francs, tout de même, c’est une somme.
Madame Molière, la dernière personne à avoir vu Jules Alphonse Dubuc vivant, vint ensuite à la barre.
« J’ai vu Monsieur Dubuc vers 11 h 45 du soir, environ. Chaque soir, il m’apporte un bol de bouillon. On bavarde cinq à dix minutes. Il me demande si je vais bien et comment va le bébé. C’est qu’il faut vous dire, monsieur le juge, que mon mari i’ part toute la semaine et que je viens d’accoucher. Un brave homme monsieur Dubuc. Serviable et attentif aux autres. Pauvre homme, finir comme ça !
Dix minutes après son départ, j’ai entendu « au voleur, à l’assassin », alors je me suis mise à ma fenêtre et j’ai aussi appelé à l’aide mes voisins. Monsieur et madame Volits se sont levés et sont descendus dans la cour. Ce n’est qu’après que j’ai appris l’horrible nouvelle. Vous parlez d’un choc. C’est-y pas possible une chose pareille ! »
Ensuite, Madame Lemercière, couturière de son état, vint prêter serment avant d’expliquer ce qu’elle avait vu.
« C’est la femme Molière qui est allée réveiller Monsieur Volits. Moi, j’avais entendu un bruit de lutte et des cris. C’est ce qui m’a fait me lever et m’habiller rapidement. C’est comme ça que j’ai rejoint monsieur Volits dans la cour intérieure. Ensemble, on a cherché monsieur Dubuc, mais il faisait très noir, comme dans un four. Pas de lumière. Alors, c’était bien compliqué. C’est comme ça qu’on est allé chercher les gendarmes. Pauvre monsieur Dubuc ! C’est là qu’on l’a vu. Mais le voleur, pensez donc, il avait bel et bien déguerpi ! »
Dans le café de la rue des Charrettes, il y avait une caissière. Elle était là pour noter les sommes que lui rapportait le garçon de café. Plus facile ensuite pour s’y retrouver au moment de faire la caisse.
Cette caissière se nommait madame Merle.
Elle était là, toute endimanchée, afin de porter témoignage, elle aussi. Elle précisa :
« Je connaissais bien Constant Roy du temps qu’il travaillait au café. Après son départ, il venait de temps en temps pour consommer. Le 6 mai, le patron était resté seul avec le garçon de café et le garçon d’office. Souvent, monsieur Dubuc me laissait partir aussitôt le café fermé. Ce jour-là, je m’en souviens très bien, dans le paiement d’une consommation, il y avait une petite pièce grecque. »
A l’évocation de cette pièce étrangère, le juge s’adressa à Roy :
« N’était-ce pas la petite pièce retrouvée sur vous ?
- Coïncidence ! lança l’accusé, sans autre commentaire.
- Coïncidence ! s’exclama le président. Pour vous, tout est donc coïncidence ! La petite pièce grecque. Le sang sur votre chemise dû à un saignement de nez, justement ce soir-là ! Et aussi le tire-bouchon, retrouvé sur les lieux du crime ! Mais nous reviendrons sur ces divers points au cours des autres dépositions.
Faisons à présent une petite pause, avant les auditions suivantes, celles des personnes qui établiront l’emploi du temps exact de Constant Roy, les jours précédant le meurtre.
Chapitre 7
La salle d’audience résonnait de commentaires et réflexions, en attendant la reprise de l’audition des témoins. Chacun s’était déjà fait son opinion, mais il n’appartenait à personne d’établir la culpabilité, ni de prononcer la sentence.
Beaucoup, d’ailleurs, auraient réclamé la mort, sans autre forme de procès.
Constant Roy fut introduit dans le box des accusés quelques minutes avant l’arrivée des jurés et de la cour.
Le silence se fit peu à peu, tout allait se jouer à présent.
Devant l’attitude indifférente et froide de Constant Roy, allaient, à présent, se succéder à la barre, tous ceux qui de près ou de loin le connaissaient et qui pour certains avaient passé avec lui les quelques jours ou heures ayant précédé la nuit du crime.
Jean Hiaa, dit Victor, fut le premier.
Garçon de café chez le sieur Dubuc, il avait toute la confiance de son patron.
Il était un des derniers à avoir vu le limonadier en vie.
« Si je connais bien l’accusé, ça j’peux l’dire ! Je l’ai vu rôder vers minuit ces derniers jours, autour du café et c’était pas la première fois. D’ailleurs, c’est ce que j’ai dit lorsqu’on est venu me réveiller vers les quatre heures du matin, le 6 mai.
- Aviez-vous eu affaire directement à lui, avant cela ? demanda le président.
- Début mai, j’ai reçu une carte de lui par laquelle il m’ demandait si j’ pouvais lui prêter vingt francs. Il disait que c’était parce qu’il était dans la misère et qu’il avait faim.
- Vous étiez donc proches pour qu’il vous fasse cette demande ?
- Je l’ connaissais comme ça, il avait travaillé chez l’ patron et venait boire un godet de temps en temps. Rien de plus.
- Qu’avez-vous fait ? Vous lui avez prêté cet argent ?
- J’avais montré la carte au patron et il m’avait dit, ça j’ m’en souviens comme si c’était hier : « Ne prête pas d’argent à une pareille crapule. Tu sais, Roy finira en cour d’assises». Si il avait su l’ patron qu’ c’est pour sa mort que Roy serait en cour d’assisses !
Puis, les questions se poursuivirent sur la nuit du crime. Et là, Victor Hiaa confirma ses précédentes déclarations : les 48 000 francs de titres dans le coffre, la recette du jour d’un montant de 180 francs et la petite pièce grecque...
Maurice d’Ayrens, négociant de son état, expliqua avec beaucoup de précisions :
« J’étais à Graville, le surlendemain du crime. Deux amis m’accompagnaient. Pensez, monsieur le président, que l’événement m’avait mis sens dessus-dessous, et que l’ayant toujours à l’esprit, me revenaient en mémoire des événements bien antérieurs au crime. Vous savez, toutes ces petites choses, qui paraissent insignifiantes et qui, tout compte fait, s’avèrent ayant de l’importance. C’est comme ça que je me souvins que, environ trois mois avant le crime, ce devait être fin janvier oui, c’est cela, ou début février, mais dans ces jours-là... Roy, enfin l’accusé, m’avait dit être en colère contre son patron. Il disait que celui-ci était trop dur avec ses garçons. Et c’est là, monsieur le président, qu’il sortit son tire-bouchon de sa poche et qu’il ajouta, avec un regard noir et une crispation des lèvres : « Il l’aura dans le ventre, sûr qu’il aura son affaire. Avec ça, on tue, mais ça ne fait pas couler le sang ».
J’avais pris ça pour une bravade, occasionnée par un abus d’alcool, car il avait une bonne descente le Roy. Mais, malgré tout, j’avais prévenu Dubuc qui n’avait pas paru plus inquiet que cela. Il m’avait répondu : « C’est une canaille, mais ces hommes-là n’attaquent pas en face ». Si j’avais su, monsieur le président, c’est que j’aurais insisté !
J’avais pris ça pour une bravade, occasionnée par un abus d’alcool, car il avait une bonne descente le Roy. Mais, malgré tout, j’avais prévenu Dubuc qui n’avait pas paru plus inquiet que cela. Il m’avait répondu : « C’est une canaille, mais ces hommes-là n’attaquent pas en face ». Si j’avais su, monsieur le président, c’est que j’aurais insisté !
- Ce témoin ne dit pas la vérité ! hurla Roy, en se levant de son siège.
Le président ne fit pas cas de cette intervention, pensant simplement, avec satisfaction, que le flegme de l’accusé commençait à être ébranlé.
Quand un huissier montra le tire-bouchon, pièce à conviction, au témoin, celui-ci s’écria :
« C’est bien celui de Roy ! Ça, j’ peux l’ jurer ! »
Edmond Henri, garçon de café au « café de Paris », déposa ensuite, précisant :
« J’ai une chambre, rue du Petit Salut, juste à côté de celle de Roy. Dans la nuit du 6 mai, je rentrai chez moi, Roy m’interpella, me demandant de la bougie. Sa demande ne me surprit pas, je savais qu’il avait de gros problèmes d’argent. Je m’apprêtai à lui en céder une, et voilà qu’il m’invite à dîner. « On va aller chez Salles, qu’il me dit, c’est moi qui paie ! » J’étais bien étonné, pardi, vu que le matin-même, il n’avait pas le sou. Devant mon air ahuri, il m’a dit que sa famille lui avait envoyé de l’argent. Au cours du repas, il a été très gai. Moi, j’avais surtout envie d’aller m’ coucher. En rentrant, il a voulu passer par la rue des Charrettes. Quelle idée que j’ lui ai dit, c’est bien plus court par les quais. Mais il en a pas démordu. J’ crois savoir pourquoi, maintenant !
Tout se joua dans un triangle de quelques centaines de mètres de côté
Madame veuve Salles, limonadière.
Elle expliqua qu’elle avait employé Constant Roy pendant cinq mois et qu’elle s’en était séparée parce qu’il ne plaisait pas à la clientèle.
« Un seul client me trouvait antipathique ! s’insurgea Roy, pas toute la clientèle !
Sans faire attention à cette réflexion, elle poursuivit son discours, confirmant que le 6 mai, Constant Roy était venu souper dans son café avec un ami et qu’il avait commandé un bon repas.
« C’est que je l’ai regardé de travers, pour sûr, lorsqu’il m’a dit que c’était lui qui payait. Bizarre, même, vu que ces derniers temps, il avait des ardoises un peu partout et qu’on disait même qu’il allait se retrouver à la rue, vu qu’il payait plus sa logeuse.
- Pour reprendre votre déclaration, vous avez renvoyé l’accusé parce que l’accusé ne plaisait pas à la clientèle.
- Oui, mais aussi parce qu’il était mal soigné !
Maitre Goujon, l’avocat de Constant Roy, qui jusqu’à présent écoutait en prenant des notes intervint.
« Si je peux me permettre, mon client n’était pas « mal soigné » par sa volonté, mais souffrait de saignements de nez qui survenaient sans prévenir.
Monsieur Letourneau, garçon de café chez Madame veuve Salles.
Sa déclaration n’apporta que peu de précisions, en réalité.
Seulement que...
« La nuit du 6 mai, Roy est bien venu au café pour dîner. Il était même très gai, parlant fort, très fort, comme s’il voulait se faire remarquer. »
Monsieur Boivin, garçon de café à Rouen, quartier Saint-Sever.
« Cinq ou six semaines avant le 6 mai, Roy est venu me taper de cinq francs. Il était si pressant que, pour m’en défaire, je lui ai prêté la somme. En pure perte d’ailleurs, car j’ai jamais revu mon argent, et le reverrai jamais ! »
Monsieur Auvray, également garçon de café à Rouen.
Lui aussi avait prêté de l’argent à l’accusé. Vingt francs, quinze jours avant le crime.
« Il m’a dit qu’il me rembourserait rapidement. Il était, soi-disant, en attente d’une rentrée d’argent. Sauf que moi, j’attends toujours ! Il m’a jamais rendu mon bien.
« Je connais bien Roy, on se fréquente tous les jours depuis trois ans. Quinze jours avant le crime, il partit vers dix heures du soir, au lieu de minuit, ce qui n’était pas dans ses habitudes. Je crois que c’est ce jour-là qu’il m’a montré son tire-bouchon, affirmant que cet objet était une arme efficace. Il avait, en disant ça, une étincelle méchante dans le regard.
Lorsqu’un huissier montra au sieur Rahier le tire-bouchon trouvé sur les lieux du crime, celui-ci le reconnut comme étant bien l’objet brandi par l’accusé ce soir-là.
Monsieur Huet, marchand de bière.
Son témoignage concorda en tous points avec les précédents. Il reconnut également le tire-bouchon comme appartenant à Roy.
Mademoiselle Jardin
Lorsqu’on lui montra le tire-bouchon, elle haussa les épaules avec une moue dubitative.
« Bah ! A vrai dire, je n’en sais rien. Tous ces accessoires de garçons de café sont bien identiques. Alors dire si celui-là est bien celui de l’accusé. »
Cette réflexion attira lazzis et petits rires de quelques hommes présents. Une femme était-elle en effet capable en ce domaine, purement masculin ?
Elle expliqua que le 6 mai, elle était partie en même temps que Roy, après la partie de dominos. Ils avaient fait route ensemble. Elle se souvenait très bien que Constant Roy avait une mise propre et une chemise blanche. Pas de taches de sang.
Madame veuve David, propriétaire rue du Petit Salut à Rouen, logeuse de Constant Roy.
« C’est qui me devait quarante francs, monsieur le président. Deux mois de loyer ! C’est une somme, pardi ! Il promettait toujours de m’ payer, mais rien venait. Alors le 2 mai, j’ lui ai remis une lettre, le menaçant de l’ mettre dehors si je touchais pas mes loyers. Il attendait de l’argent de sa sœur, qui disait. D’ailleurs vers les quatre heures après midi, le 6 mai, il m’a dit : « j’ vais chercher de l’argent vers dix heures ce soir » - « Ah l que j’ y ai dit, à c’ t’heure ? Mais, où on peut avoir de l’argent à pareille heure ? « C’est là qui s’est lancé dans une explication à vous donner la migraine. J’ai ben essayé d’ comprendre, mais moi, c’ que j’voulais c’étaient mes loyers. Mais d’argent, eh ben, rien du tout ! »
Monsieur Pillon, employé de banque et ami de Jules Adolphe Dubuc.
Son témoignage fut bref. D’ailleurs, il ne connaissait l’accusé qu’au travers les dires de son ami Dubuc et ces dires n’étaient nullement flatteurs. Le limonadier ne gardait cet employé uniquement en raison de ses compétences professionnelles.
« L’accusé, dit-elle, en désignant l’homme dans le box des accusés d’un geste du menton, me doit cinq francs depuis le mois de mars. Et c’est pas cher payé, car ses mouchoirs souvent tachés de sang, je dois les frotter dur. Oui, car l’accusé saigne souvent du nez. Mais je n’ai jamais lavé de taches de sang sur ses chemises. »
Madame Dupray, cafetière.
« Le lundi 5 mai, Roy n’avait pas d’argent. Il devait effacer son ardoise le lendemain. Mais, ce jour-là, il avala très vite son bock. Lui qui d’habitude prenait son temps, ça a étonné les clients. Roy les regarda de travers en disant : « Il ne faut pas m’ faire chier, tas de cons, je vous tuerais comme une merde ». Désolée, monsieur le président, mais je ne fais que répéter les propos de l’accusé.
- Je vous en prie, répliqua le président, vous faites bien.
Constant Roy se dressa alors, furieux, traitant la femme de menteuse.
Dernier témoin, à présent, en la personne de Monsieur Thonon-fils, ouvrier tourneur.
« On allait boire souvent un pot avec Roy. Surtout au Tivoli. Roy cherchait une place et il devait être employé au café du « Grand Balcon ». Tout le monde savait qu’il était dans la misère, mais il disait qu’il ne voulait pas toucher à son livret de Caisse d’Epargne. Il préférait attendre les fonds que sa sœur lui avait promis. Les soirs précédents le 6 mai, il partait à vingt-deux heures.
- Vous disait-il pourquoi ? s’enquit le président.
- Il disait qu’une femme l’attendait.
- Lui connaissiez-vous une liaison ?
- A vrai dire, nous n’en savions rien. Sur le sujet, il restait secret. Il avait parfois des réactions étranges, d’ailleurs ces derniers temps, il lui arrivait souvent de sortir son tire-bouchon de sa poche, disant, qu’avec, il pouvait tuer un homme. Dans ces moments-là, il avait une expression étrange, et même si on ne le prenait pas au sérieux, ça faisait froid dans le dos.
- Qu’avez-vous fait la veille du meurtre ?
- Le 5 mai, avec Roy, on est allé à Saint-Adrien, par les berges de la Seine. A six heures du matin, on était en route. On a mangé dans un café. C’est moi qu’ai payé. Nous sommes revenus à Rouen vers huit heures après midi. Sur le retour, sur les bords de la Seine, Roy s’est mis à saigner du nez, très abondamment.
- Il saignait fréquemment du nez ?
- Oui, ça lui arrivait souvent.
- Ensuite, qu’avez-vous fait ?
- Le 6 mai au soir, on a joué aux dominos. Il a perdu. La mise n’était pas bien grande, mais il a affirmé qu’il aurait de l’argent le lendemain.
- Ce fut ce soir-là qu’il est parti en même temps que Mademoiselle Jardin ?
- Oui, ils sont partis en même temps.
Ce fut donc la dernière personne venue déposer à la barre.
Laissons le temps aux jurés de « digérer » toutes ces informations...
Nous reprendrons, un peu plus tard.
Chapitre 8
Il fut bref, finissant par : «Roy doit expier son crime ! »
Puis, ce fut au tour de l’avocat de l’accusé, maître Goujon, qui se lança, avec éloquence, dans sa plaidoirie, se démenant comme un pauvre bougre, tel un animal pris au piège.
Il savait la cause perdue, déjà jugée avant même le commencement du procès. Mais, il fallait tout de même essayer de convaincre les jurés.
Mais comment convaincre les autres, quand soi-même, on ne l’était pas ?
Convaincre, tout simplement afin d’obtenir, au moins, les circonstances atténuantes.
Mais comment faire admettre cette notion, lorsque tous les témoignages prouvaient la préméditation ?
L’accusé n’avait-il pas été aperçu surveillant le magasin, chaque soir ?
Tout se léguait donc contre Constant Roy.
Le manque d’argent ?
Pas vraiment ! Roy n’avait-il pas dit à Thonon fils qu’il avait un livret de Caisse d’Epargne sur lequel il possédait quelques sous ?
D’autre part, Roy n’attendait-il pas une somme de sa sœur pour l’aider ?
Oui, mais si il avait de l’argent, pourquoi accumulait-il les dettes, et la liste en était longue :
• A sa logeuse du Havre 200 francs
• A Mme veuve David, logeuse à Rouen 40 francs
• A Auvray, garçon de café à Rouen 20 francs
• A boivin, garçon de café à Saint-Sever 5 francs
• A Mme Boivin, blanchisseuse 5 francs
• A Solivaux 20 francs
• A Baillache 11 francs
• A Julien 6 francs
Sans oublier les diverses ardoises, en attente de règlement, dans plusieurs cafés de Rouen.
Ce qui faisait, tout de même, près de quatre cents francs.
Et cette somme de cent-quarante-sept francs retrouvée sur lui, le 6 mai 1890 au matin.
Cent quarante-sept francs ?
N’était-ce pas l’argent qu’il devait aller chercher ce même soir, comme il l’avait annoncé à sa logeuse ?
Oui, possible, mais il y avait tout de même cette petite pièce grecque. Saisissant tout de même !
Ce genre de pièce ne devait pas être monnaie courante, bien que Rouen soit un port, accueillant des navires en provenance de bien des pays.
« Coïncidence ! » avait hurlé Roy à l’évocation de cette monnaie.
Coïncidence bien troublante toutefois !
Les égratignures sur les mains et sur les bras ?
Roy les avait expliquées. Il était tombé, sur les bords de la Seine, lors de sa promenade du 6 mai, en revenant de Saint-Adrien.
Et le sang sous les ongles, constaté au moment de son arrestation, juste après le meurtre.
Et les taches de sang lavées hâtivement dans la chambre.
Saignements de nez ?
Oui, assurément, mais pourquoi ne pas avoir donné son linge maculé à la laveuse comme l’accusé le faisait pour ses mouchoirs ?
Tentative de camouflages ?
Les ongles plein de sang ?
Réponse de Constant Roy : « Je mets mes doigts dans mon nez quand je saigne. »
A cette répartie, le président ne s’était-il pas exclamé :
« Tous les cinq doigts ! »
Et puis, il y avait cette animosité contre ses anciens patrons en raison des licenciements successifs, sans réels motifs selon lui, licenciements qui l’avaient plongé dans la misère et surtout contre Dubuc qu’il trouvait trop dur avec ses garçons. Pour ce dernier, on pouvait parler de haine !
Et pour en finir, le tire-bouchon. L’outil de travail de l’accusé, brandi sous le nez de plusieurs personnes, comme un objet pouvant donner la mort.
Ce n'était pas une fois, mais plusieurs fois qu’il en avait fait étalage, avec de la haine dans la voix et des éclairs dans le regard.
Rahier, garçon de café, Maurice d’Ayrens, négociant et le fils Thonon l’ont confirmé.
Ce tire-bouchon, court à manche en corne, retrouvé sur les lieux du crime, justement.
« Ce n’est pas le mien ! avait affirmé l’accusé
- Où est le vôtre, alors ? avait demandé le président.
- Je l’ai perdu !
- Oui, en effet, sur les lieux du meurtre. N’a-t-il pas un air de ressemblance avec le vôtre ? N’est-il pas le vôtre justement ? Les témoins l’on reconnu comme tel.
- Coïncidence ! avait encore hurlé Constant Roy. Ce tire-bouchon n’est pas un modèle unique, mais très courant dans la profession.
Ce même mot, « coïncidence », maître Goujon le répéta mille fois au cours de son plaidoyer, avec des effets de manches et des intonations de voix.
Ayant présent en sa mémoire tous les arguments allant en faveur de la culpabilité de son client, il essayait, tant bien que mal, et plutôt mal que bien d’ailleurs, de les contrecarrer.
Mais souvent, ses arguments tombaient à plat, car peu crédibles.
Il se démenait, maître Goujon, transpirait, s’essoufflait, tout en étant conscient que c’était en pure perte.
Aussi, dans un dernier effet verbal, se tournant vers les jurés, il cria :
« Tour cela n’est que coïncidences ! Messieurs les jurés ! Coïncidences ! Et c’est sur des coïncidences que vous allez condamner Constant Roy ? C’est sur des coïncidences que vous allez faire monter un innocent à l’échafaud ! »
Ce fut sur cette dernière tirade, lancée comme une bouteille à la mer, que maître Goujon, acheva sa longue plaidoirie qui, toutefois, ne manquait pas de panache. Alors, le visage las, il sortit un mouchoir à carreaux de sa poche et, se laissant tomber sur le banc juste devant le box des accusés, il s’essuya le front. Sachant la partie perdue, il n’eut aucun regard pour Constant Roy qui semblait totalement indifférent à tout ce qui venait de se dérouler.
Comme il avait raison le pauvre avocat de ne pas y croire.
En effet, il ne fallut pas plus de trente minutes aux jurés pour rendre leur verdict.
La sentence tomba alors :
Nous étions le 06 août 1890 et Constant Roy, reconnu coupable, était condamné à la peine de mort.
La guillotine
(Image FR3 Régions)
Maître Goujon fut atterré, il venait de perdre le procès.
Constant Roy, l’air totalement absent, fut reconduit à la prison de Bonne Nouvelle, dans l’attente de son exécution.
Quelle importance, cette condamnation, il pouvait encore faire appel et, en ultime recours, il pouvait demander la clémence du Président de la République.
Alors... Qui vivra verra !
Journaux du 08 août 1890
Dans les jours suivants, le compte rendu du procès et la sentence condamnant Constant Roy à la peine de mort occupèrent une bonne place dans de nombreux journaux, du Journal de Rouen jusqu'au New York Herald, en passant par Le Radical, La Lanterne, La Liberté, Le Temps ou Le Petit Parisien...
... l'affaire continuait de faire grand bruit, mais était-elle vraiment terminée ?
Chapitre 9
Après sa condamnation à la peine capitale le 06 août 1890, Constant Roy fut accueilli au sortir du palais de justice par les vociférations haineuses d’une foule déchaînée qui aurait souhaité une exécution immédiate.
« A mort l’assassin ! A mort ! »
Les journaux annoncèrent le lendemain que « 4 000 à 5 000 personnes se trouvaient rassemblées dans la cour du palais de justice et aux alentours ».
Les gendarmes, encadrant le condamné, eurent bien du mal à éviter que la foule n’exécute la sentence sur l’heure, protégeant au mieux Constant Roy avant de le faire monter dans la voiture, direction la prison de Bonne Nouvelle.
Devant l’entrée de la prison, se trouvait également une foule hurlante.
La prison Bonne Nouvelle à Rouen
(CPA internet)
Devant l’entrée de la prison, se trouvait également une foule hurlante.
De nouveau dans sa cellule, au calme, Roy ne semblait pas ému du déchaînement de colère dont il était l’objet.
Les jours suivant, les seules visites qu’il reçut furent celles de son avocat, maître Goujon, qui en bon défenseur de l’abolition de la peine de mort, essayait de sauver la tête de son client.
Discussions et réflexions sur la manière d’échafauder une stratégie efficace étaient au programme de chaque rencontre :
Inutile de faire appel, ce serait un nouveau procès en pure perte n’aboutissant qu’au même verdict.
Une seule issue possible, la cassation du jugement rendu.
Pour cela, il fallait un élément nouveau et essentiel amenant à annuler le premier jugement.
Ce fut ainsi, qu’en relisant les documents en sa possession, maître Goujon s’aperçut qu’un témoin n’avait pas été entendu, alors qu’il figurait sur la liste.
Il s’agissait d’un certain Letourneau, sans plus d’information. Il était évident que celui-là même aurait pu faire toute la lumière sur l’affaire !
A bien réfléchir, la sentence finale en serait-elle différente ?
Peu importait, il fallait tout effacer et recommencer, ne serait-ce que pour gagner du temps !
La demande fut donc formulée auprès de la Cour de Cassation, sur le motif de « violation de l’article 315 du Code d’instruction criminelle ».
Mais rejetée en date du 4 septembre 1890.
Dès lors, il ne restait plus à maître Goujon, pour essayer de sauver la vie de son client, qu'à solliciter la grâce du Président de la République, Sadi Carnot.
Sadi Carnot, Président de la République, assassiné en 1894
Sadi Carnot avait été député "républicain modéré" avant d'être élu Président de la République en 1887. Son septennat fut marqué par la crise boulangiste, l'éveil du mouvement ouvrier, les attentats anarchistes et le scandale du canal de Panamá.
Sadi Carnot était aussi connu à Rouen pour y avoir été préfet de la Seine-Inférieure (aujourd'hui Seine-Maritime) : c'était là une opportunité de l'intéresser à la cause de Roy, d'autant qu'on le savait peu favorable à la peine de mort.
[Mais Sadi Carnot, confronté aux attentats anarchistes refusera pourtant en 1892 de gracier Ravachol, ce qui lui valut de mourir sous les coups de poignard d'un autre anarchiste, l'italien Sante Geronimo Caserio.]
Sadi Carnot était aussi connu à Rouen pour y avoir été préfet de la Seine-Inférieure (aujourd'hui Seine-Maritime) : c'était là une opportunité de l'intéresser à la cause de Roy, d'autant qu'on le savait peu favorable à la peine de mort.
[Mais Sadi Carnot, confronté aux attentats anarchistes refusera pourtant en 1892 de gracier Ravachol, ce qui lui valut de mourir sous les coups de poignard d'un autre anarchiste, l'italien Sante Geronimo Caserio.]
L’avocat s’accrochait à ce dernier recours comme un naufragé à une bouée de secours.
Quant à Constant Roy, confiant de sa bonne étoile, il ne semblait nullement perturbé.
L'annonce même de son exécution, prévue le 21 septembre 1890, ne l'émut pas.
L'annonce même de son exécution, prévue le 21 septembre 1890, ne l'émut pas.
Le Petit Journal du 20 septembre 1890
Ainsi, le journal « Le matin » - 21 septembre 1890 :
Pendant ce temps, le dénommé « assassin de la rue des Charrettes », dans sa geôle, discutait ou jouait aux cartes avec ses gardiens par le guichet de la porte donnant sur le couloir. Il poursuivait sa vie paisiblement.
Chaque jour passé n’était-il pas un sursis supplémentaire ?
Maître Goujon, en avocat pugnace, poursuivait les démarches pour obtenir la grâce présidentielle qui aurait commué la peine capitale de son client en condamnation aux travaux forcés à perpétuité.
Un avocat ne se devait-il pas de défendre même la pire des crapules ?
Et puis, maître Goujon pensait que personne n’avait le droit de donner la mort, même à celui qui avait tué. Maître Goujon savait que Sadi Carnot pensait comme lui. Un atout de poids !
Il demanda audience au chef de l’Etat et fut reçu.
La discussion fut fort intéressante. Discussion philosophique sur le droit de vie ou de mort. Tout un programme !
Maître Goujon fut-il entendu ?
Sadi Carnot entendit-il les arguments de l’avocat ?
Seul, le Président de la République avait tout pouvoir à présent.
Laisserait-il tomber le couperet sur le cou de l’assassin ?
Une mort pour une mort ! La loi du Talion.
Et puis, il ne fallait pas négliger la famille de Dubuc, la pauvre victime. Ne pas voir Roy châtié pour son geste criminel pouvait être une nouvelle souffrance, une injustice de plus.
Ne pas exécuter un assassin n’était-ce pas encourager le meurtre ?
Un dilemme à empêcher de dormir, et Sadi Carnot a dû, comme beaucoup d’autres en la même circonstance, avoir des insomnies.
Monsieur Carnot subit-il aussi quelques pressions de cette délégation suisse plaidant en faveur de la clémence ? En effet, le condamné, jugé en France, était de nationalité suisse.
Toujours est-il qu'il commua la peine de Roy, en même temps que celle d'un autre condamné, Charles Bousquet, lequel avait assassiné sa belle-sœur et maîtresse [1] :
Toujours est-il qu'il commua la peine de Roy, en même temps que celle d'un autre condamné, Charles Bousquet, lequel avait assassiné sa belle-sœur et maîtresse [1] :
[1] Charles Bousquet, ayant bénéficié de la grâce présidentielle en même temps que Constant Roy, partira sur le même navire vers le bagne de Guyane.
Quel soulagement !
Une victoire pour Maître Goujon.
Une victoire pour Roy qui face à ses détracteurs et à leur haine allait garder sa tête.
Mais, la condamnation aux travaux forcés, n’était-elle pas pire que la mort ?
Enchaîné toute sa vie !
La satisfaction de cette victoire passée, il ne fallait pas oublier de remercier le geste de bienveillance du Président Carnot.
Alors, d’une écriture fine et régulière dont les « t » n’affichaient pas de barre, Constant Roy s’appliqua en ces termes :
"Le soussigné C. Roy vient remercier Monsieur le Président de l’inestimable faveur dont il a bien voulu l’honorer, en commuant la peine de mort à laquelle il était condamné en celle des travaux forcés à perpétuité !
Merci mille fois, Monsieur le Président, non seulement pour moi, mais pour ma famille, ainsi que pour toutes les personnes qui, de près ou de loin, ont bien voulu s’intéresser à moi."
Quelle trouvaille cette formule : « ... l’inestimable faveur dont il a bien voulu l’honorer ... ».
Mais n'était-elle pas bien étrange tout de même cette lettre... dont le premier paragraphe parlait à la troisième personne du singulier et le second à la première.
A se demander si ce premier paragraphe n’avait pas été copié sur un exemple établi par maître Goujon ?
Chapitre 10
Gracié, mais envoyé au bagne, Constant Roy, enchaîné, embarqua avec d’autres bagnards, sur le bâtiment « Ville de Saint-Nazaire » [2] qui accosta en Guyane , le 17 mai 1891.
[2] Le paquebot « Ville de Saint Nazaire » sortit du chantier naval de l’Océan à Bordeaux en janvier 1871. En 1891, il fut affrété par l’Etat pour transporter les forçats à Cayenne. Longueur : 88,5 m - Largeur : 12,33 m - Jauge : 2676 tonneaux - Vitesse : 12,5 nœuds.
Deux jours plus tard, Constant Roy découvrait Maroni, son nouveau lieu de "villégiature".
Le bagne de Maroni
(illustration auteure).
Pas vraiment le rêve !
La cohabitation avec les autres détenus ne se révéla pas des plus aisées, il ne fallait montrer aucun signe de faiblesse. S’imposer. Dominer. Les coups ne venaient pas uniquement des matons.
La fiche d’identification établie à l'arrivée de Roy apporte quelques renseignements supplémentaires.
La voici :
Matricule 24 553
ROY se disant Constant
Né le 2 avril 1865 à Yverdon – Suisse
Fils d’Auguste et Charlotte Rouiller
Garçon de café
Lettré
Dernière adresse : Rouen
De religion protestante
1 m 76
Cheveux châtain-clair
Yeux gris-bleu
Nez moyen
Menton à fossette
Visage ovale
Le « dit Constant », ne subit pas cette peine de bagne sans révolte, car il s’évada moins d'un an plus tard, le 8 avril 1892.
Le registre du bagne ne nous donne aucune information sur le moyen employé, s’il partit seul, s’il bénéficia d’une aide extérieur.
Dommage, c’eut été fort intéressant.
Deux mois de cavale qui se terminèrent le 1er juin 1892, jour où il fut repris.
Le « dit Constant » fut alors jeté dans une geôle d’isolement, presque sans lumière, surveillé nuit et jour, au pain et à l’eau.
Pour résister à un tel traitement, il fallait posséder un mental à toute épreuve.
Le Tribunal Maritime Spécial qui se réunissait deux fois l’an afin de juger les crimes et délits les plus graves au sein du bagne, tels les meurtres, les évasions et les voies de fait sur les surveillants, condamna, en sa séance du 6 septembre 1892, Roy à deux années de double chaîne, pour évasion.
La double chaîne ?
Cela signifiait que le forçat se trouvait dans une salle séparée dont il ne sortait pas jusqu’à la fin de sa peine, retenu au bout de son banc par une chaîne pesant le double du poids d’une chaîne normale.
Manière d’ôter aux fugitifs toute envie d’une nouvelle évasion.
Les punitions finissaient par briser les plus coriaces.
Ce fut ce qui arriva, car Roy, brisé, mâté, anéanti, finit par rentrer dans le rang.
Le temps de la révolte passé, il ne lui fallait plus penser qu’à survivre du mieux possible dans cet enfer.
A Maroni, la journée des bagnards commençait par le réveil à 5 heures, puis l’appel trois-quarts d’heure plus tard.
Ensuite, le temps de ranger leur case et ils partaient travailler de six heures à onze heures.
Une pause de deux heures et le labeur reprenait jusqu’à dix-sept heures.
Ensuite, le temps de ranger leur case et ils partaient travailler de six heures à onze heures.
Maroni, les cases des bagnards
(illustration auteure).
Une pause de deux heures et le labeur reprenait jusqu’à dix-sept heures.
Extinction des feux à vingt heures.
Les tâches, au bagne, étaient diverses et variées.
Le nouvel arrivé était affecté à la troisième classe. Ce qui impliquait que, sauf infirmité ou faiblesse physique constatée par un certificat médical, il effectuait les tâches les plus pénibles, corvées collectives, sous haute surveillance.
Une des tâches leur incombant était la coupe de bois, avec un stère obligatoire par jour [3].
[3] A Maroni, il y avait aussi une briqueterie. Les bagnards fabriquaient également des tuiles, entretenaient les rues et bâtiments de la ville de Saint-Laurent, étaient au service de certains commerçants et habitants...
[3] A Maroni, il y avait aussi une briqueterie. Les bagnards fabriquaient également des tuiles, entretenaient les rues et bâtiments de la ville de Saint-Laurent, étaient au service de certains commerçants et habitants...
La troisième classe avait des dortoirs collectifs séparés des deux autres classes.
De la troisième à la première classe : des conditions de détention différentes
(document auteure).
Ces deux dernières classes donnaient quelques avantages non négligeables : être affecté chez des employeurs en ville et dormir chez ces derniers, avec parfois la permission de ne pas porter la tenue de bagnard...
En 1901, Roy passa en première classe.
En 1901, Roy passa en première classe.
En 1903, cela faisait douze années qu’il avait quitté le sol français.
Cette même année 1903, en raison de sa conduite exemplaire, sa demande de ramener sa peine à quinze années de travaux forcés fut acceptée.
Encore quinze années : en 1918, il aurait cinquante-trois ans et serait enfin libre !
Il avait survécu, même aux fièvres qui avaient décimé tant de ses camarades de galère, alors il pouvait espérer avoir encore quelques bonnes années à vivre.
Et ce, d’autant plus que sa peine fut encore réduite... Il voyait enfin la lumière de la liberté au bout du tunnel.
Il allait enfin être libre ... enfin !!
-/-
Mais la vie se plaît à jouer de mauvais tours, c’est bien connu !
Ce fut ainsi qu’elle ôta, à Constant Roy, cette joie de mourir libre...
Que se passa-t-il ? les registres n'en disent rien. Épuisement... fièvres... blessures mal soignées... il y a beaucoup de causes possibles.
Roy, dit Constant, décéda le 20 mai 1914 à Saint-Laurent-de-Maroni.
J'adresse mes sincères et chaleureux remerciements à Françoise VERGNAULT pour m'avoir autorisé à publier ses écrits sur le Blog des tire-bouchons,
et je vous engage à découvrir son propre Blog :
Les écrits et romans de Françoise Vergnault
Vous revisiterez avec elle, dans la presse de l'époque, des affaires ayant fait grand bruit, des mots et expressions aujourd'hui oubliés.
Pour reprendre ses mots, vous savourerez avec Françoise VERGNAULT les anecdotes de "la petite histoire" lesquelles permettent de mémoriser plus facilement les grands moments de "l’Histoire".
M
Que se passa-t-il ? les registres n'en disent rien. Épuisement... fièvres... blessures mal soignées... il y a beaucoup de causes possibles.
Roy, dit Constant, décéda le 20 mai 1914 à Saint-Laurent-de-Maroni.
"La seule arme que je tolère, c'est le tire-bouchon !"
... dit un jour Jean CARMET
lequel ne pensait sûrement pas à mal !
FIN
J'adresse mes sincères et chaleureux remerciements à Françoise VERGNAULT pour m'avoir autorisé à publier ses écrits sur le Blog des tire-bouchons,
et je vous engage à découvrir son propre Blog :
Les écrits et romans de Françoise Vergnault
Vous revisiterez avec elle, dans la presse de l'époque, des affaires ayant fait grand bruit, des mots et expressions aujourd'hui oubliés.
Pour reprendre ses mots, vous savourerez avec Françoise VERGNAULT les anecdotes de "la petite histoire" lesquelles permettent de mémoriser plus facilement les grands moments de "l’Histoire".
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