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Foudre, muid, tonneau, barrique, fût, pièce...
Anglaise, normande, frontignane, champenoise, flûte rhénane, clavelin...
Gallon, pot, pinte, chopine, fillette...
DU TONNEAU À LA BOUTEILLE... IL Y A VRAIMENT DE QUOI PERDRE CONTENANCE !
L'histoire des unités de mesure utilisées pour les liquides, depuis le Moyen-Âge et jusqu'à la mise en place du système métrique, est très complexe.
Le monde européen du Moyen-Âge et des Temps Modernes, autrement dit celui d'Ancien Régime, antérieurement à la Révolution française, résultait de l'émiettement de l'Empire romain.
Certes, les frontières n'y étaient pas intangibles et le vocabulaire, issu du latin et de l'ancien français, était souvent encore partagé entre peuples voisins, avec cependant des sens qui ne cessaient de dériver, de s'écarter.
Les unités de mesure, innombrables, fluctuantes, relatives, locales ou régionales, n'étaient pas faciles à comprendre pour qui venait d'ailleurs : le commerce s'en trouvait compliqué, au point que le change était le domaine réservé de spécialistes, tels les banquiers lombards.
1700 : 800 unités de mesure,
1800 : le système métrique, "une loi, un poids et une mesure"
Rien qu'en France, selon National Geografic :
"Les savants étaient confrontés à la réforme d'un patchwork de 800 unités de mesure différentes, de la toise à la lieue en passant par le quart et la pinte. Certaines mesures étaient extrêmement basiques : dans le Bordeaux du début du 18e siècle, une unité de terre était définie par la portée de la voix d'un homme. Il y avait peu ou pas de standardisation : à Paris, une pinte équivalait à 0,93 litre ; à Saint-Denis, elle équivalait 1,46 litre. Une aune, utilisée pour mesurer le tissu, était basée sur la largeur des métiers à tisser locaux. Ce système chaotique était sujet à la fraude et étouffait le commerce intérieur et extérieur."
Deux siècles plus tôt, Rabelais, dans Pantagruel (1532), donnait les noms d'une série de récipients qu'il est souvent impossible de distinguer aujourd'hui : "flacons, bouraches, bouteilles, fiolles, ferrières, barils, barreaulx, pots, pintes, semaises, antiques".
Et Voltaire (1694 - 1778) pouvait encore écrire dans ses Dialogues :
"Ce que vous me demandez [l’uniformité de la loi] est aussi impossible que de n’avoir qu’un poids et qu’une mesure ; comment voulez-vous que la loi soit pour tous la même, quand la pinte ne l’est pas ?"
La réaction vint du "siècle des Lumières". Les philosophes : Voltaire, mais aussi Montesquieu, Rousseau, Diderot..., les savants : Borda, Lagrange, Monge, Laplace, Condorcet... inspirèrent les élus révolutionnaires, jusqu'à ce que le gouvernement républicain promette au peuple de France "une loi, un poids et une mesure". Le système métrique décimal fut officiellement adopté en France le 10 décembre 1799, et bientôt utilisé dans plusieurs pays voisins.
Tableau scolaire : les poids et mesures (Internet)
Napoléon crut satisfaire marchands et clients en faisant partiellement marche arrière en admettant en concurrence les "mesures usuelles" et il fallut attendre 1837 pour que le roi Louis Philippe révoque l'usage à la fois des mesures traditionnelles et des mesures usuelles et rétablisse le système métrique.
Mais revenons à notre sujet...
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Le transport et la conservation du vin.
A la fin du Moyen-Âge et pendant les Temps Modernes (le "petit âge glaciaire"), les vignobles sont souvent sous domination anglaise. Le vin est produit par la France et les pays méditerranéens, mais ce sont les anglais qui le commercialisent, imposant leurs unités de mesure, au premier rang desquelles le barrel ( = la barrique bordelaise) et le gallon.
Tonneau, barrique et fût
Les historiens s'accordent à dire que dans l'Antiquité, l'utilisation des outres et celle des récipients en terre cuite : les amphores ou, beaucoup plus grandes, les dolia, ont précédé celle des tonneaux et autres barriques ou fûts, pour le transport et la conservation, particulièrement des liquides.
Le "tonneau" :
Le tonneau, terme aujourd'hui générique, s'est imposé pour des raisons pratiques : il est solide, peut être roulé, et la densité du bois dont il est fait (0,85 pour le chêne) est bien moindre que celle de la terre cuite de l'amphore (1,5 à 1,8).
Le tonneau a vraisemblablement été inventé par les Rhètes, peuplade celte des régions alpines, Rhètes allègrement confondus avec les Gaulois par les Romains.
Son nom même trahit cette origine :
Le mot tonneau vient du vieux français tonel, mot formé à partir de tonne, dérivé du latin médiéval tunna, lui-même emprunté à un mot celtique tonn signifiant peau, outre ou récipient.
Parmi les synonymes de tonneau, on trouve :
- le muid, du latin modius, qui signifie "mesure principale" et la pipe (1,5 muid).
- le foudre, d'origine germanique : Fuder, équivalent à quatre muids... ou beaucoup plus !
Le foudre Mercier à Epernay... 1 600 hectolitres ou 213 000 bouteilles
(Bourse CFTB 2024)
La "barrique" :
Le mot barrique correspond au vignoble bordelais. Il vient du dialecte gascon barrica, signifiant : objet fermé ou consolidé avec une ou plusieurs barres.
Selon Eric Glatre, in Histoire(s) de vin, 33 dates qui façonnèrent les vignobles français, Éditions du Félin (2020), cf. :
"La barrique apparaît dans un texte du Parlement de Bordeaux en 1597 ; elle doit alors contenir 112 pots, soit 50 gallons anglais ou 228 de nos litres."
Le choix d'une telle mesure pour la barrique s'explique aussi par son encombrement et son poids (environ 45 kg) : un docker devait pouvoir rouler seul une barrique pleine ou porter seul une barrique vide.
Au XIXe siècle, la contenance de la barrique est ramenée à 225 litres, mais correspond toujours à 50 gallons !
La barrique est définie comme un quart de tonneau, lequel doit donc contenir un peu plus de 900 litres.
Le "fût" :
Le mot fût est issu du latin classique fustis, signifiant : bois coupé, pieu, bâton, trique.
Le fût est bourguignon et contient lui aussi (et toujours aujourd'hui) 228 litres… ou 50 gallons.
On parle de "pièce" quand il est plein : une pièce de 228 litres ; un demi-fût est une "feuillette" de 114 litres, tandis que le "quartaut" vaut 57 litres.
Fût bourguignon, barrique bordelaise
(Wikipédia)
Retenons qu'un tonneau vaut quatre barriques ou fûts de 50 gallons... le "gallon impérial" anglais correspondant, selon le dictionnaire de l'Académie française, à 4,546 09 de nos litres.
Mais qui aurait pu servir un gallon de cidre, de bière, de vin ou de champagne à ses hôtes ?
La bouteille
Le gallon se devait d'être subdivisé pour faciliter la vente aux particuliers.
Mesures anglo-saxonnes : gallon, quart, pint, gill
(Image Internet)
Le choix fut fait d'une équivalence entre un gallon et six bouteilles, solution offrant la plus grande facilité de rangement tête-bêche dans les caisses de transport.
Ce choix dicta la contenance d'une bouteille standard : 0, 75768 litre.
Les anglais s'y retrouvaient, mais pas les consommateurs des autres pays.
Avant de découvrir le litre, les français comptaient en pintes et les taverniers étaient dits "à pinte et à pot", façon d'exprimer l'obligation qui leur était faite de servir au pichet le vin tiré du tonneau :
- Le pot valait deux pintes. Il disparut avec le système métrique, avant de réapparaître à Lyon au XIXe siècle, mais avec une contenance de 46 centilitres seulement : la moitié d'une pinte de Paris !
- La pinte valait environ 0,93 litre à Paris (mais cette contenance pouvait varier du simple au double selon les provinces).
Les nécessités du commerce international du vin ne pouvaient que l'emporter. Les partisans du système métrique ont admis le sixième de gallon, tandis que les anglais acceptaient d'arrondir les mesures pour tenir compte du même système métrique.
La bouteille serait dorénavant la mesure quasi-universelle et équivaudrait 0,75 litre, le gallon contiendrait donc 4,5 litres, la barrique 225 litres et le tonneau 900 litres... pas tout à fait une tonne !
Mais la bouteille a aussi ses sous-multiples, héritées des mesures anciennes : la fillette (1/2 bouteille ou 37,5 cl), la chopine (1/3 de bouteille ou 25 cl), voire même, à l'italienne, la piccola (20cl). Et le litre est également utilisé pour conditionner le vin ordinaire et nombre d'autres liquides.
Enfin et surtout, les mesures ne disent rien de la forme des bouteilles :
Quelques-unes de mes bouteilles anciennes
C'est là un autre sujet...
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L'histoire pourrait se terminer là, mais l'usage est resté - ou est revenu ? - d'utiliser d'anciennes mesures dans notre quotidien.
Comme vous j'imagine, il m'arrive de commander une pinte de bière, mais si une pinte de bière équivaut en France à 50 cl de bière, elle correspond à 25 cl chez nos voisins belges, ou à 47,3 cl (Pint) aux Etats-Unis !
... à consommer bien sûr avec modération !
... Je vous le disais bien : il y a de quoi perdre contenance !
M