Chapitre 7
La salle d’audience résonnait de commentaires et réflexions, en attendant la reprise de l’audition des témoins. Chacun s’était déjà fait son opinion, mais il n’appartenait à personne d’établir la culpabilité, ni de prononcer la sentence.
Beaucoup, d’ailleurs, auraient réclamé la mort, sans autre forme de procès.
Constant Roy fut introduit dans le box des accusés quelques minutes avant l’arrivée des jurés et de la cour.
Le silence se fit peu à peu, tout allait se jouer à présent.
Devant l’attitude indifférente et froide de Constant Roy, allaient, à présent, se succéder à la barre, tous ceux qui de près ou de loin le connaissaient et qui pour certains avaient passé avec lui les quelques jours ou heures ayant précédé la nuit du crime.
Jean Hiaa, dit Victor, fut le premier.
Garçon de café chez le sieur Dubuc, il avait toute la confiance de son patron.
Il était un des derniers à avoir vu le limonadier en vie.
« Si je connais bien l’accusé, ça j’peux l’dire ! Je l’ai vu rôder vers minuit ces derniers jours, autour du café et c’était pas la première fois. D’ailleurs, c’est ce que j’ai dit lorsqu’on est venu me réveiller vers les quatre heures du matin, le 6 mai.
- Aviez-vous eu affaire directement à lui, avant cela ? demanda le président.
- Début mai, j’ai reçu une carte de lui par laquelle il m’ demandait si j’ pouvais lui prêter vingt francs. Il disait que c’était parce qu’il était dans la misère et qu’il avait faim.
- Vous étiez donc proches pour qu’il vous fasse cette demande ?
- Je l’ connaissais comme ça, il avait travaillé chez l’ patron et venait boire un godet de temps en temps. Rien de plus.
- Qu’avez-vous fait ? Vous lui avez prêté cet argent ?
- J’avais montré la carte au patron et il m’avait dit, ça j’ m’en souviens comme si c’était hier : « Ne prête pas d’argent à une pareille crapule. Tu sais, Roy finira en cour d’assises». Si il avait su l’ patron qu’ c’est pour sa mort que Roy serait en cour d’assisses !
Puis, les questions se poursuivirent sur la nuit du crime. Et là, Victor Hiaa confirma ses précédentes déclarations : les 48 000 francs de titres dans le coffre, la recette du jour d’un montant de 180 francs et la petite pièce grecque...
Maurice d’Ayrens, négociant de son état, expliqua avec beaucoup de précisions :
« J’étais à Graville, le surlendemain du crime. Deux amis m’accompagnaient. Pensez, monsieur le président, que l’événement m’avait mis sens dessus-dessous, et que l’ayant toujours à l’esprit, me revenaient en mémoire des événements bien antérieurs au crime. Vous savez, toutes ces petites choses, qui paraissent insignifiantes et qui, tout compte fait, s’avèrent ayant de l’importance. C’est comme ça que je me souvins que, environ trois mois avant le crime, ce devait être fin janvier oui, c’est cela, ou début février, mais dans ces jours-là... Roy, enfin l’accusé, m’avait dit être en colère contre son patron. Il disait que celui-ci était trop dur avec ses garçons. Et c’est là, monsieur le président, qu’il sortit son tire-bouchon de sa poche et qu’il ajouta, avec un regard noir et une crispation des lèvres : « Il l’aura dans le ventre, sûr qu’il aura son affaire. Avec ça, on tue, mais ça ne fait pas couler le sang ».
J’avais pris ça pour une bravade, occasionnée par un abus d’alcool, car il avait une bonne descente le Roy. Mais, malgré tout, j’avais prévenu Dubuc qui n’avait pas paru plus inquiet que cela. Il m’avait répondu : « C’est une canaille, mais ces hommes-là n’attaquent pas en face ». Si j’avais su, monsieur le président, c’est que j’aurais insisté !
- Ce témoin ne dit pas la vérité ! hurla Roy, en se levant de son siège.
Le président ne fit pas cas de cette intervention, pensant simplement, avec satisfaction, que le flegme de l’accusé commençait à être ébranlé.
Quand un huissier montra le tire-bouchon, pièce à conviction, au témoin, celui-ci s’écria :
« C’est bien celui de Roy ! Ça, j’ peux l’ jurer ! »
Edmond Henri, garçon de café au « café de Paris », déposa ensuite, précisant :
« J’ai une chambre, rue du Petit Salut, juste à côté de celle de Roy. Dans la nuit du 6 mai, je rentrai chez moi, Roy m’interpella, me demandant de la bougie. Sa demande ne me surprit pas, je savais qu’il avait de gros problèmes d’argent. Je m’apprêtai à lui en céder une, et voilà qu’il m’invite à dîner. « On va aller chez Salles, qu’il me dit, c’est moi qui paie ! » J’étais bien étonné, pardi, vu que le matin-même, il n’avait pas le sou. Devant mon air ahuri, il m’a dit que sa famille lui avait envoyé de l’argent. Au cours du repas, il a été très gai. Moi, j’avais surtout envie d’aller m’ coucher. En rentrant, il a voulu passer par la rue des Charrettes. Quelle idée que j’ lui ai dit, c’est bien plus court par les quais. Mais il en a pas démordu. J’ crois savoir pourquoi, maintenant !
Tout se joua dans un triangle de quelques centaines de mètres de côté
Madame veuve Salles, limonadière.
Elle expliqua qu’elle avait employé Constant Roy pendant cinq mois et qu’elle s’en était séparée parce qu’il ne plaisait pas à la clientèle.
« Un seul client me trouvait antipathique ! s’insurgea Roy, pas toute la clientèle !
Sans faire attention à cette réflexion, elle poursuivit son discours, confirmant que le 6 mai, Constant Roy était venu souper dans son café avec un ami et qu’il avait commandé un bon repas.
« C’est que je l’ai regardé de travers, pour sûr, lorsqu’il m’a dit que c’était lui qui payait. Bizarre, même, vu que ces derniers temps, il avait des ardoises un peu partout et qu’on disait même qu’il allait se retrouver à la rue, vu qu’il payait plus sa logeuse.
- Pour reprendre votre déclaration, vous avez renvoyé l’accusé parce que l’accusé ne plaisait pas à la clientèle.
- Oui, mais aussi parce qu’il était mal soigné !
Maitre Goujon, l’avocat de Constant Roy, qui jusqu’à présent écoutait en prenant des notes intervint.
« Si je peux me permettre, mon client n’était pas « mal soigné » par sa volonté, mais souffrait de saignements de nez qui survenaient sans prévenir.
Monsieur Letourneau, garçon de café chez Madame veuve Salles.
Sa déclaration n’apporta que peu de précisions, en réalité.
Seulement que...
« La nuit du 6 mai, Roy est bien venu au café pour dîner. Il était même très gai, parlant fort, très fort, comme s’il voulait se faire remarquer. »
Monsieur Boivin, garçon de café à Rouen, quartier Saint-Sever.
« Cinq ou six semaines avant le 6 mai, Roy est venu me taper de cinq francs. Il était si pressant que, pour m’en défaire, je lui ai prêté la somme. En pure perte d’ailleurs, car j’ai jamais revu mon argent, et le reverrai jamais ! »
Monsieur Auvray, également garçon de café à Rouen.
Lui aussi avait prêté de l’argent à l’accusé. Vingt francs, quinze jours avant le crime.
« Il m’a dit qu’il me rembourserait rapidement. Il était, soi-disant, en attente d’une rentrée d’argent. Sauf que moi, j’attends toujours ! Il m’a jamais rendu mon bien.
Monsieur Rahier, garçon de café.
« Je connais bien Roy, on se fréquente tous les jours depuis trois ans. Quinze jours avant le crime, il partit vers dix heures du soir, au lieu de minuit, ce qui n’était pas dans ses habitudes. Je crois que c’est ce jour-là qu’il m’a montré son tire-bouchon, affirmant que cet objet était une arme efficace. Il avait, en disant ça, une étincelle méchante dans le regard.
Lorsqu’un huissier montra au sieur Rahier le tire-bouchon trouvé sur les lieux du crime, celui-ci le reconnut comme étant bien l’objet brandi par l’accusé ce soir-là.
Monsieur Huet, marchand de bière.
Son témoignage concorda en tous points avec les précédents. Il reconnut également le tire-bouchon comme appartenant à Roy.
Mademoiselle Jardin
Lorsqu’on lui montra le tire-bouchon, elle haussa les épaules avec une moue dubitative.
« Bah ! A vrai dire, je n’en sais rien. Tous ces accessoires de garçons de café sont bien identiques. Alors dire si celui-là est bien celui de l’accusé. »
Cette réflexion attira lazzis et petits rires de quelques hommes présents. Une femme était-elle en effet capable en ce domaine, purement masculin ?
Elle expliqua que le 6 mai, elle était partie en même temps que Roy, après la partie de dominos. Ils avaient fait route ensemble. Elle se souvenait très bien que Constant Roy avait une mise propre et une chemise blanche. Pas de taches de sang.
Madame veuve David, propriétaire rue du Petit Salut à Rouen, logeuse de Constant Roy.
« C’est qui me devait quarante francs, monsieur le président. Deux mois de loyer ! C’est une somme, pardi ! Il promettait toujours de m’ payer, mais rien venait. Alors le 2 mai, j’ lui ai remis une lettre, le menaçant de l’ mettre dehors si je touchais pas mes loyers. Il attendait de l’argent de sa sœur, qui disait. D’ailleurs vers les quatre heures après midi, le 6 mai, il m’a dit : « j’ vais chercher de l’argent vers dix heures ce soir » - « Ah l que j’ y ai dit, à c’ t’heure ? Mais, où on peut avoir de l’argent à pareille heure ? « C’est là qui s’est lancé dans une explication à vous donner la migraine. J’ai ben essayé d’ comprendre, mais moi, c’ que j’voulais c’étaient mes loyers. Mais d’argent, eh ben, rien du tout ! »
Monsieur Pillon, employé de banque et ami de Jules Adolphe Dubuc.
Son témoignage fut bref. D’ailleurs, il ne connaissait l’accusé qu’au travers les dires de son ami Dubuc et ces dires n’étaient nullement flatteurs. Le limonadier ne gardait cet employé uniquement en raison de ses compétences professionnelles.
Madame Boursier, blanchisseuse.
« L’accusé, dit-elle, en désignant l’homme dans le box des accusés d’un geste du menton, me doit cinq francs depuis le mois de mars. Et c’est pas cher payé, car ses mouchoirs souvent tachés de sang, je dois les frotter dur. Oui, car l’accusé saigne souvent du nez. Mais je n’ai jamais lavé de taches de sang sur ses chemises. »
Madame Dupray, cafetière.
« Le lundi 5 mai, Roy n’avait pas d’argent. Il devait effacer son ardoise le lendemain. Mais, ce jour-là, il avala très vite son bock. Lui qui d’habitude prenait son temps, ça a étonné les clients. Roy les regarda de travers en disant : « Il ne faut pas m’ faire chier, tas de cons, je vous tuerais comme une merde ». Désolée, monsieur le président, mais je ne fais que répéter les propos de l’accusé.
- Je vous en prie, répliqua le président, vous faites bien.
Constant Roy se dressa alors, furieux, traitant la femme de menteuse.
Dernier témoin, à présent, en la personne de Monsieur Thonon-fils, ouvrier tourneur.
« On allait boire souvent un pot avec Roy. Surtout au Tivoli. Roy cherchait une place et il devait être employé au café du « Grand Balcon ». Tout le monde savait qu’il était dans la misère, mais il disait qu’il ne voulait pas toucher à son livret de Caisse d’Epargne. Il préférait attendre les fonds que sa sœur lui avait promis. Les soirs précédents le 6 mai, il partait à vingt-deux heures.
- Vous disait-il pourquoi ? s’enquit le président.
- Il disait qu’une femme l’attendait.
- Lui connaissiez-vous une liaison ?
- A vrai dire, nous n’en savions rien. Sur le sujet, il restait secret. Il avait parfois des réactions étranges, d’ailleurs ces derniers temps, il lui arrivait souvent de sortir son tire-bouchon de sa poche, disant, qu’avec, il pouvait tuer un homme. Dans ces moments-là, il avait une expression étrange, et même si on ne le prenait pas au sérieux, ça faisait froid dans le dos.
- Qu’avez-vous fait la veille du meurtre ?
- Le 5 mai, avec Roy, on est allé à Saint-Adrien, par les berges de la Seine. A six heures du matin, on était en route. On a mangé dans un café. C’est moi qu’ai payé. Nous sommes revenus à Rouen vers huit heures après midi. Sur le retour, sur les bords de la Seine, Roy s’est mis à saigner du nez, très abondamment.
- Il saignait fréquemment du nez ?
- Oui, ça lui arrivait souvent.
- Ensuite, qu’avez-vous fait ?
- Le 6 mai au soir, on a joué aux dominos. Il a perdu. La mise n’était pas bien grande, mais il a affirmé qu’il aurait de l’argent le lendemain.
- Ce fut ce soir-là qu’il est parti en même temps que Mademoiselle Jardin ?
- Oui, ils sont partis en même temps.
Ce fut donc la dernière personne venue déposer à la barre.
Laissons le temps aux jurés de « digérer » toutes ces informations...
Nous reprendrons, un peu plus tard.
Chapitre 8
L’avocat général, maître Petitier, prononça son réquisitoire.
Il fut bref, finissant par : «Roy doit expier son crime ! »
Puis, ce fut au tour de l’avocat de l’accusé, maître Goujon, qui se lança, avec éloquence, dans sa plaidoirie, se démenant comme un pauvre bougre, tel un animal pris au piège.
Il savait la cause perdue, déjà jugée avant même le commencement du procès. Mais, il fallait tout de même essayer de convaincre les jurés.
Mais comment convaincre les autres, quand soi-même, on ne l’était pas ?
Convaincre, tout simplement afin d’obtenir, au moins, les circonstances atténuantes.
Mais comment faire admettre cette notion, lorsque tous les témoignages prouvaient la préméditation ?
L’accusé n’avait-il pas été aperçu surveillant le magasin, chaque soir ?
Tout se léguait donc contre Constant Roy.
Le manque d’argent ?
Pas vraiment ! Roy n’avait-il pas dit à Thonon fils qu’il avait un livret de Caisse d’Epargne sur lequel il possédait quelques sous ?
D’autre part, Roy n’attendait-il pas une somme de sa sœur pour l’aider ?
Oui, mais si il avait de l’argent, pourquoi accumulait-il les dettes, et la liste en était longue :
• A sa logeuse du Havre 200 francs
• A Mme veuve David, logeuse à Rouen 40 francs
• A Auvray, garçon de café à Rouen 20 francs
• A boivin, garçon de café à Saint-Sever 5 francs
• A Mme Boivin, blanchisseuse 5 francs
• A Solivaux 20 francs
• A Baillache 11 francs
• A Julien 6 francs
Sans oublier les diverses ardoises, en attente de règlement, dans plusieurs cafés de Rouen.
Ce qui faisait, tout de même, près de quatre cents francs.
Et cette somme de cent-quarante-sept francs retrouvée sur lui, le 6 mai 1890 au matin.
Cent quarante-sept francs ?
N’était-ce pas l’argent qu’il devait aller chercher ce même soir, comme il l’avait annoncé à sa logeuse ?
Oui, possible, mais il y avait tout de même cette petite pièce grecque. Saisissant tout de même !
Ce genre de pièce ne devait pas être monnaie courante, bien que Rouen soit un port, accueillant des navires en provenance de bien des pays.
« Coïncidence ! » avait hurlé Roy à l’évocation de cette monnaie.
Coïncidence bien troublante toutefois !
Les égratignures sur les mains et sur les bras ?
Roy les avait expliquées. Il était tombé, sur les bords de la Seine, lors de sa promenade du 6 mai, en revenant de Saint-Adrien.
Et le sang sous les ongles, constaté au moment de son arrestation, juste après le meurtre.
Et les taches de sang lavées hâtivement dans la chambre.
Saignements de nez ?
Oui, assurément, mais pourquoi ne pas avoir donné son linge maculé à la laveuse comme l’accusé le faisait pour ses mouchoirs ?
Tentative de camouflages ?
Les ongles plein de sang ?
Réponse de Constant Roy : « Je mets mes doigts dans mon nez quand je saigne. »
A cette répartie, le président ne s’était-il pas exclamé :
« Tous les cinq doigts ! »
Et puis, il y avait cette animosité contre ses anciens patrons en raison des licenciements successifs, sans réels motifs selon lui, licenciements qui l’avaient plongé dans la misère et surtout contre Dubuc qu’il trouvait trop dur avec ses garçons. Pour ce dernier, on pouvait parler de haine !
Et pour en finir, le tire-bouchon. L’outil de travail de l’accusé, brandi sous le nez de plusieurs personnes, comme un objet pouvant donner la mort.
Ce n'était pas une fois, mais plusieurs fois qu’il en avait fait étalage, avec de la haine dans la voix et des éclairs dans le regard.
Rahier, garçon de café, Maurice d’Ayrens, négociant et le fils Thonon l’ont confirmé.
Ce tire-bouchon, court à manche en corne, retrouvé sur les lieux du crime, justement.
« Ce n’est pas le mien ! avait affirmé l’accusé
- Où est le vôtre, alors ? avait demandé le président.
- Je l’ai perdu !
- Oui, en effet, sur les lieux du meurtre. N’a-t-il pas un air de ressemblance avec le vôtre ? N’est-il pas le vôtre justement ? Les témoins l’on reconnu comme tel.
- Coïncidence ! avait encore hurlé Constant Roy. Ce tire-bouchon n’est pas un modèle unique, mais très courant dans la profession.
Ce même mot, « coïncidence », maître Goujon le répéta mille fois au cours de son plaidoyer, avec des effets de manches et des intonations de voix.
Ayant présent en sa mémoire tous les arguments allant en faveur de la culpabilité de son client, il essayait, tant bien que mal, et plutôt mal que bien d’ailleurs, de les contrecarrer.
Mais souvent, ses arguments tombaient à plat, car peu crédibles.
Il se démenait, maître Goujon, transpirait, s’essoufflait, tout en étant conscient que c’était en pure perte.
Aussi, dans un dernier effet verbal, se tournant vers les jurés, il cria :
« Tour cela n’est que coïncidences ! Messieurs les jurés ! Coïncidences ! Et c’est sur des coïncidences que vous allez condamner Constant Roy ? C’est sur des coïncidences que vous allez faire monter un innocent à l’échafaud ! »
Ce fut sur cette dernière tirade, lancée comme une bouteille à la mer, que maître Goujon, acheva sa longue plaidoirie qui, toutefois, ne manquait pas de panache. Alors, le visage las, il sortit un mouchoir à carreaux de sa poche et, se laissant tomber sur le banc juste devant le box des accusés, il s’essuya le front. Sachant la partie perdue, il n’eut aucun regard pour Constant Roy qui semblait totalement indifférent à tout ce qui venait de se dérouler.
Comme il avait raison le pauvre avocat de ne pas y croire.
En effet, il ne fallut pas plus de trente minutes aux jurés pour rendre leur verdict.
La sentence tomba alors :
Nous étions le 06 août 1890 et Constant Roy, reconnu coupable, était condamné à la peine de mort.
La guillotine
(Image FR3 Régions)
Maître Goujon fut atterré, il venait de perdre le procès.
Constant Roy, l’air totalement absent, fut reconduit à la prison de Bonne Nouvelle, dans l’attente de son exécution.
Quelle importance, cette condamnation, il pouvait encore faire appel et, en ultime recours, il pouvait demander la clémence du Président de la République.
Alors... Qui vivra verra !
Journaux du 08 août 1890
Dans les jours suivants, le compte rendu du procès et la sentence condamnant Constant Roy à la peine de mort occupèrent une bonne place dans de nombreux journaux, du Journal de Rouen jusqu'au New York Herald, en passant par Le Radical, La Lanterne, La Liberté, Le Temps ou Le Petit Parisien...
... l'affaire continuait de faire grand bruit, mais était-elle vraiment terminée ?
Chapitre 9
Après sa condamnation à la peine capitale le 06 août 1890, Constant Roy fut accueilli au sortir du palais de justice par les vociférations haineuses d’une foule déchaînée qui aurait souhaité une exécution immédiate.
« A mort l’assassin ! A mort ! »
Les journaux annoncèrent le lendemain que « 4 000 à 5 000 personnes se trouvaient rassemblées dans la cour du palais de justice et aux alentours ».
Les gendarmes, encadrant le condamné, eurent bien du mal à éviter que la foule n’exécute la sentence sur l’heure, protégeant au mieux Constant Roy avant de le faire monter dans la voiture, direction la prison de Bonne Nouvelle.
La prison Bonne Nouvelle à Rouen
(CPA internet)
Devant l’entrée de la prison, se trouvait également une foule hurlante.
De nouveau dans sa cellule, au calme, Roy ne semblait pas ému du déchaînement de colère dont il était l’objet.
Les jours suivant, les seules visites qu’il reçut furent celles de son avocat, maître Goujon, qui en bon défenseur de l’abolition de la peine de mort, essayait de sauver la tête de son client.
Discussions et réflexions sur la manière d’échafauder une stratégie efficace étaient au programme de chaque rencontre :
Inutile de faire appel, ce serait un nouveau procès en pure perte n’aboutissant qu’au même verdict.
Une seule issue possible, la cassation du jugement rendu.
Pour cela, il fallait un élément nouveau et essentiel amenant à annuler le premier jugement.
Ce fut ainsi, qu’en relisant les documents en sa possession, maître Goujon s’aperçut qu’un témoin n’avait pas été entendu, alors qu’il figurait sur la liste.
Il s’agissait d’un certain Letourneau, sans plus d’information. Il était évident que celui-là même aurait pu faire toute la lumière sur l’affaire !
A bien réfléchir, la sentence finale en serait-elle différente ?
Peu importait, il fallait tout effacer et recommencer, ne serait-ce que pour gagner du temps !
La demande fut donc formulée auprès de la Cour de Cassation, sur le motif de « violation de l’article 315 du Code d’instruction criminelle ».
Mais rejetée en date du 4 septembre 1890.
Dès lors, il ne restait plus à maître Goujon, pour essayer de sauver la vie de son client, qu'à solliciter la grâce du Président de la République, Sadi Carnot.
Sadi Carnot, Président de la République, assassiné en 1894
Sadi Carnot avait été député "républicain modéré" avant d'être élu Président de la République en 1887. Son septennat fut marqué par la crise boulangiste, l'éveil du mouvement ouvrier, les attentats anarchistes et le scandale du canal de Panamá.
Sadi Carnot était aussi connu à Rouen pour y avoir été préfet de la Seine-Inférieure (aujourd'hui Seine-Maritime) : c'était là une opportunité de l'intéresser à la cause de Roy, d'autant qu'on le savait peu favorable à la peine de mort.
[Mais Sadi Carnot, confronté aux attentats anarchistes refusera pourtant en 1892 de gracier Ravachol, ce qui lui valut de mourir sous les coups de poignard d'un autre anarchiste, l'italien Sante Geronimo Caserio.]
L’avocat s’accrochait à ce dernier recours comme un naufragé à une bouée de secours.
Quant à Constant Roy, confiant de sa bonne étoile, il ne semblait nullement perturbé.
L'annonce même de son exécution, prévue le 21 septembre 1890, ne l'émut pas.
Le Petit Journal du 20 septembre 1890
La presse continuait à foisonner d’articles sur l’affaire et ce n’était qu’informations et démentis sur la date de l’exécution de « l’assassin de la rue des Charrettes ».
Ainsi, le journal « Le matin » - 21 septembre 1890 :
Le Petit Matin du 21 septembre 1890
Pendant ce temps, le dénommé « assassin de la rue des Charrettes », dans sa geôle, discutait ou jouait aux cartes avec ses gardiens par le guichet de la porte donnant sur le couloir. Il poursuivait sa vie paisiblement.
Chaque jour passé n’était-il pas un sursis supplémentaire ?
Maître Goujon, en avocat pugnace, poursuivait les démarches pour obtenir la grâce présidentielle qui aurait commué la peine capitale de son client en condamnation aux travaux forcés à perpétuité.
Un avocat ne se devait-il pas de défendre même la pire des crapules ?
Et puis, maître Goujon pensait que personne n’avait le droit de donner la mort, même à celui qui avait tué. Maître Goujon savait que Sadi Carnot pensait comme lui. Un atout de poids !
Il demanda audience au chef de l’Etat et fut reçu.
La discussion fut fort intéressante. Discussion philosophique sur le droit de vie ou de mort. Tout un programme !
Maître Goujon fut-il entendu ?
Sadi Carnot entendit-il les arguments de l’avocat ?
Seul, le Président de la République avait tout pouvoir à présent.
Laisserait-il tomber le couperet sur le cou de l’assassin ?
Une mort pour une mort ! La loi du Talion.
Et puis, il ne fallait pas négliger la famille de Dubuc, la pauvre victime. Ne pas voir Roy châtié pour son geste criminel pouvait être une nouvelle souffrance, une injustice de plus.
Ne pas exécuter un assassin n’était-ce pas encourager le meurtre ?
Un dilemme à empêcher de dormir, et Sadi Carnot a dû, comme beaucoup d’autres en la même circonstance, avoir des insomnies.
Monsieur Carnot subit-il aussi quelques pressions de cette délégation suisse plaidant en faveur de la clémence ? En effet, le condamné, jugé en France, était de nationalité suisse.
Toujours est-il qu'il commua la peine de Roy, en même temps que celle d'un autre condamné, Charles Bousquet, lequel avait assassiné sa belle-sœur et maîtresse [1] :
[1] Charles Bousquet, ayant bénéficié de la grâce présidentielle en même temps que Constant Roy, partira sur le même navire vers le bagne de Guyane.
Journal La Justice du 23 septembre 1890.
Quel soulagement !
Une victoire pour Maître Goujon.
Une victoire pour Roy qui face à ses détracteurs et à leur haine allait garder sa tête.
Mais, la condamnation aux travaux forcés, n’était-elle pas pire que la mort ?
Enchaîné toute sa vie !
La satisfaction de cette victoire passée, il ne fallait pas oublier de remercier le geste de bienveillance du Président Carnot.
Alors, d’une écriture fine et régulière dont les « t » n’affichaient pas de barre, Constant Roy s’appliqua en ces termes :
Journal Le Matin du 2 octobre 1890
"Le soussigné C. Roy vient remercier Monsieur le Président de l’inestimable faveur dont il a bien voulu l’honorer, en commuant la peine de mort à laquelle il était condamné en celle des travaux forcés à perpétuité !
Merci mille fois, Monsieur le Président, non seulement pour moi, mais pour ma famille, ainsi que pour toutes les personnes qui, de près ou de loin, ont bien voulu s’intéresser à moi."
Quelle trouvaille cette formule : « ... l’inestimable faveur dont il a bien voulu l’honorer ... ».
Mais n'était-elle pas bien étrange tout de même cette lettre... dont le premier paragraphe parlait à la troisième personne du singulier et le second à la première.
A se demander si ce premier paragraphe n’avait pas été copié sur un exemple établi par maître Goujon ?
Gracié, mais envoyé au bagne, Constant Roy, enchaîné, embarqua avec d’autres bagnards, sur le bâtiment « Ville de Saint-Nazaire » [2] qui accosta en Guyane , le 17 mai 1891.
[2] Le paquebot « Ville de Saint Nazaire » sortit du chantier naval de l’Océan à Bordeaux en janvier 1871. En 1891, il fut affrété par l’Etat pour transporter les forçats à Cayenne. Longueur : 88,5 m - Largeur : 12,33 m - Jauge : 2676 tonneaux - Vitesse : 12,5 nœuds.
Le départ pour le bagne
(CPA auteure).
Le "Ville de Saint-Nazaire"
(illustration auteure).
Deux jours plus tard, Constant Roy découvrait Maroni, son nouveau lieu de "villégiature".
Le bagne de Maroni
(illustration auteure).
Pas vraiment le rêve !
La cohabitation avec les autres détenus ne se révéla pas des plus aisées, il ne fallait montrer aucun signe de faiblesse. S’imposer. Dominer. Les coups ne venaient pas uniquement des matons.
Entrée du bagne
(document auteure).
La fiche d’identification établie à l'arrivée de Roy apporte quelques renseignements supplémentaires.
La voici :
Matricule 24 553
ROY se disant Constant
Né le 2 avril 1865 à Yverdon – Suisse
Fils d’Auguste et Charlotte Rouiller
Garçon de café
Lettré
Dernière adresse : Rouen
De religion protestante
1 m 76
Cheveux châtain-clair
Yeux gris-bleu
Nez moyen
Menton à fossette
Visage ovale
Le « dit Constant », ne subit pas cette peine de bagne sans révolte, car il s’évada moins d'un an plus tard, le 8 avril 1892.
Le registre du bagne ne nous donne aucune information sur le moyen employé, s’il partit seul, s’il bénéficia d’une aide extérieur.
Dommage, c’eut été fort intéressant.
Deux mois de cavale qui se terminèrent le 1er juin 1892, jour où il fut repris.
Le « dit Constant » fut alors jeté dans une geôle d’isolement, presque sans lumière, surveillé nuit et jour, au pain et à l’eau.
Pour résister à un tel traitement, il fallait posséder un mental à toute épreuve.
Le Tribunal Maritime Spécial qui se réunissait deux fois l’an afin de juger les crimes et délits les plus graves au sein du bagne, tels les meurtres, les évasions et les voies de fait sur les surveillants, condamna, en sa séance du 6 septembre 1892, Roy à deux années de double chaîne, pour évasion.
La double chaîne ?
Cela signifiait que le forçat se trouvait dans une salle séparée dont il ne sortait pas jusqu’à la fin de sa peine, retenu au bout de son banc par une chaîne pesant le double du poids d’une chaîne normale.
Manière d’ôter aux fugitifs toute envie d’une nouvelle évasion.
Les punitions finissaient par briser les plus coriaces.
Ce fut ce qui arriva, car Roy, brisé, mâté, anéanti, finit par rentrer dans le rang.
Le temps de la révolte passé, il ne lui fallait plus penser qu’à survivre du mieux possible dans cet enfer.
A Maroni, la journée des bagnards commençait par le réveil à 5 heures, puis l’appel trois-quarts d’heure plus tard.
Ensuite, le temps de ranger leur case et ils partaient travailler de six heures à onze heures.
Maroni, les cases des bagnards
(illustration auteure).
Une pause de deux heures et le labeur reprenait jusqu’à dix-sept heures.
Extinction des feux à vingt heures.
Les tâches, au bagne, étaient diverses et variées.
Le nouvel arrivé était affecté à la troisième classe. Ce qui impliquait que, sauf infirmité ou faiblesse physique constatée par un certificat médical, il effectuait les tâches les plus pénibles, corvées collectives, sous haute surveillance.
Une des tâches leur incombant était la coupe de bois, avec un stère obligatoire par jour [3].
[3] A Maroni, il y avait aussi une briqueterie. Les bagnards fabriquaient également des tuiles, entretenaient les rues et bâtiments de la ville de Saint-Laurent, étaient au service de certains commerçants et habitants...
La troisième classe avait des dortoirs collectifs séparés des deux autres classes.
De la troisième à la première classe : des conditions de détention différentes
(document auteure).
Au bout de trois années sans problème majeur de discipline, le forçat accédait à la seconde classe, puis à la première classe.
Ces deux dernières classes donnaient quelques avantages non négligeables : être affecté chez des employeurs en ville et dormir chez ces derniers, avec parfois la permission de ne pas porter la tenue de bagnard...
En 1901, Roy passa en première classe.
En 1903, cela faisait douze années qu’il avait quitté le sol français.
Cette même année 1903, en raison de sa conduite exemplaire, sa demande de ramener sa peine à quinze années de travaux forcés fut acceptée.
Encore quinze années : en 1918, il aurait cinquante-trois ans et serait enfin libre !
Il avait survécu, même aux fièvres qui avaient décimé tant de ses camarades de galère, alors il pouvait espérer avoir encore quelques bonnes années à vivre.
Et ce, d’autant plus que sa peine fut encore réduite... Il voyait enfin la lumière de la liberté au bout du tunnel.
Il allait enfin être libre ... enfin !!
Mais la vie se plaît à jouer de mauvais tours, c’est bien connu !
Ce fut ainsi qu’elle ôta, à Constant Roy, cette joie de mourir libre...
Que se passa-t-il ? les registres n'en disent rien. Épuisement... fièvres... blessures mal soignées... il y a beaucoup de causes possibles.
Roy, dit Constant, décéda le 20 mai 1914 à Saint-Laurent-de-Maroni.
"La seule arme que je tolère, c'est le tire-bouchon !"
... dit un jour Jean CARMET
lequel ne pensait sûrement pas à mal !
FIN
J'adresse mes sincères et chaleureux remerciements à Françoise VERGNAULT pour m'avoir autorisé à publier ses écrits sur le Blog des tire-bouchons,
et je vous engage à découvrir son propre Blog :
Les écrits et romans de Françoise Vergnault
Vous revisiterez avec elle, dans la presse de l'époque, des affaires ayant fait grand bruit, des mots et expressions aujourd'hui oubliés.
Pour reprendre ses mots, vous savourerez avec Françoise VERGNAULT les anecdotes de "la petite histoire" lesquelles permettent de mémoriser plus facilement les grands moments de "l’Histoire".
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