mercredi 9 septembre 2020

LE 1000° ARTICLE DU BLOG : UN TIRE-BOUCHON PRÉSENT SUR UN TABLEAU DE DAVID WILKIE (1785-1841)

 

Amis blogueurs, bonsoir !


Les vacances sont terminées, il est donc temps de me remettre au travail.

L'article que je vous propose en ces jours de rentrée est exceptionnel, et à plus d'un titre : 

- c'est le millième article que je publie sur ce blog,

- c'est la présentation d'un document inédit,

- et c'est une histoire étrange, toute en coïncidences et en rebondissements.


Voici donc le millième article du Blog des tire-bouchons

un tire-bouchon bien présent sur un tableau de David Wilkie (1785-1841), mais pas là où on l'attendait.


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Beaucoup d'entre vous savent que je prépare un livre sur "la conquête du monde par le tire-bouchon". Pour cela, je recherche constamment des textes et documents prouvant l'irruption et la diffusion du tire-bouchon pendant les deux siècles qui ont suivi son invention, et ce dans les principaux pays d'Europe et leurs colonies d'alors.

J'ai retrouvé les occurrences les plus anciennes dans des dictionnaires du début du XVIIIe siècle. Mais d'autres sources existent : la poésie avec le poème d'Alexandre Lainez, le théâtre avec les pièces de Carlo Goldoni, la peinture avec les œuvres de William Hogarth... et cette liste n'est bien sûr pas exhaustive.

Un de mes fils, bibliophile et amateur de curiosités, cherche aussi pour moi... et c'est ainsi que l'histoire a commencé.


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Il avait repéré, en vente aux enchères sur eBay, un tableau écossais du début du XIXe siècle sur lequel il avait pensé voir un tire-bouchon et m'envoya donc le lien.

C'était une huile sur toile, peut-être signée, assurément peu lumineuse, représentant une scène de taverne. L'instant saisi par le peintre montrait des personnages réagissant à l'annonce de quelque nouvelle.



Sir David Wilkie 1785-1841
Large Scottish Tavern Interior Antique Oil Painting
(Texte et photo vendeur eBay)


Dans sa  description, le vendeur présentait l'oeuvre comme peinte au début du XIXe siècle, à la manière de David Wilkie (1785 - 1841), ce peintre britannique majeur, dit "le nouvel Hogarth".


Un tire-bouchon, oui, mais à une autre place


J'ai donc cherché à mon tour sur les photos du vendeur le tire-bouchon ayant attiré le regard de mon fils et ai fini par en trouver un, de type Henshall (brevet de 1795), posé sur une petite table, en bas à droite :


Photo vendeur eBay


J'ai appelé mon fils pour partager avec lui ce plaisir, sauf que... lui croyait avoir repéré le tire-bouchon sur la table centrale, près de la main gauche du personnage en tenue traditionnelle écossaise. En fait, il n'y avait pas de tire-bouchon sur cette table, seulement deux verres à pied, la représentation du second expliquant la méprise :



Photo vendeur eBay


Pas de tire-bouchon là où il avait cru en voir un, un tire-bouchon quand même mais à une autre place... c'était évidemment très bizarre.


Perdu, gagné


Mon fils n'eut pas grand mal à me convaincre qu'il me fallait ce tableau pour illustrer mon livre. 

Alors, nous nous sommes accordés sur une enchère maximale qu'il a placée pour moi. J'ai suivi la fin de la vente, ai vu les enchères se succéder dans les dernières secondes pour finalement atteindre, puis dépasser de quelques livres notre enchère maximale : nous avions perdu ! 

J'ai rappelé mon fils pour lui dire mon désappointement d'avoir bêtement laisser filer ce document d'importance. Sa réaction me parut d'emblée surprenante : il ne comprenait pas ma déception et m'a affirmé pour finir que nous avions bien remporté cette enchère.

L'explication était simple : il avait placé une enchère supérieure (mais de peu !), convaincu que c'était sur cette somme-là que nous nous étions accordés. Un écart de quelques livres avait suffi à changer le cours des choses et ce fut notre deuxième sujet d'étonnement !


Il ne me restait plus qu'à attendre la livraison de "mon" tableau, sauf que…


Une seconde version


… Sauf que mon fils allait recevoir peu de temps après une nouvelle alerte d'eBay pour un autre tableau représentant également une scène de taverne !

L'offre était intitulée : "Lovely antique oil painting signed for restoration" et le sujet - sinon la manière - était identique à celui de mon tableau.

On y retrouve la même mise en scène, les mêmes personnages et l'instant saisi est le même, mais la manière de peindre appartient manifestement à un autre artiste :



La deuxième version : "Lovely antique oil painting signed for restoration"
(Photo vendeur eBay).


Les photos n'étaient pas bonnes et le tableau - une huile sur bois - était très endommagé au point qu'il me fut impossible de vérifier la présence d'un tire-bouchon.



"Lovely antique oil painting signed for restoration"
Détail (Photo vendeur eBay).


J'ai contacté le vendeur pour essayer d'obtenir d'autres photos (notamment du tire-bouchon et de la signature du peintre) et expliquer la démarche que je suivais. Motivé par mes demandes ou flairant un "bon coup", il n'a pas donné suite à ma demande de photos et a préféré retirer son tableau de la vente pour le faire restaurer.


Ce fut là notre troisième sujet d'étonnement !


Le tableau confiné, puis déconfiné


Tant pis ! Et mon tableau est enfin arrivé, très intéressant, mais aussi très encrassé. J'ai décidé de le confier à une restauratrice agréée par de grands musées, une de mes anciennes élèves qui plus est. 

Le travail aurait un coût élevé et la patience serait de mise, m'expliqua-t-elle. Nous étions à la mi-octobre et le délai courrait jusqu'à la mi-mars, juste à temps pour le présenter au Congrès du CFTB, fin mars 2020 à Tours… 

Mais c'était sans compter sur le coronavirus et le "Grand Confinement" qui a suivi, quatrième sujet d'étonnement ! 

Je récupérai finalement le tableau à la mi-mai, et seulement après avoir respecté de manière tatillonne toutes les mesures barrières !

Je pus alors apprécier le difficile travail de restauration effectué : le tableau avait repris force et vigueur. Les couleurs étaient ravivées, de nouveaux détails apparaissaient permettant de mieux apprécier la scène proposée par l'artiste.



Le tableau restauré


Surtout la présence d'un tire-bouchon de type Henshall, encore muni d'un bouchon, et celle de bouteilles caractéristiques du XVIIIe siècle anglais, conférait à la toile un intérêt documentaire majeur pour la recherche que j'avais entreprise.


L'école de David Wilkie


A l'examen, la composition frappe celui qui l'examine par le nombre des acteurs mis en scène dans des plans différents (les personnages autour de la table centrale, le groupe devant l'âtre, la petite fille et le chien…), par leur gestuelle "instantanée", comme par le réalisme de leurs tenues ou l'existence d'éléments permettant de localiser la taverne en Ecosse, tandis que de nombreux accessoires contribuent à créer l'ambiance voulue par le peintre.

La manière semble quelque peu naïve, mais il convient de se garder de tout jugement anachronique sur la façon de peindre, particulière à chaque époque. 

Les clients de la taverne viennent manifestement de découvrir une nouvelle importante - un "scoop" - dans une gazette et la diversité de leurs réactions et sentiments est largement exprimée par le peintre, entre l'enthousiasme et la passion des uns, la réserve ou le scepticisme des autres.


En cela, notre tableau est bien "à la manière de" David Wilkie et semble être l'œuvre d'un de ses élèves.

Wilkie est en effet célèbre pour ses évocations : il ne peignait pas l’événement, mais la réaction de gens du peuple à l'annonce par la presse de cet événement. 

Son tableau le plus célèbre célèbre, sans la montrer, la victoire de Waterloo. Le titre original en était : 

"Chelsea Pensioners Receiving the London Gazette Extraordinary of Thursday, June 22, 1815, Announcing the Battle of Waterloo."



David Wilkie
"Chelsea Pensioners reading the Waterloo Dispatch"
Tableau exposé à Apsley House, Londres (Wikipedia)

On notera le parallèle entre ce tableau et celui que j'ai pu acquérir, tant par l'évocation d'une nouvelle que par la mise en scène des personnages autour de la table.

Notre tableau parait bien être celui d'un élève de Wilkie et l'histoire semblait devoir s'arrêter là… mais elle allait rebondir encore !


The village politicians / Les politiciens de village


Un message récent du deuxième marchand m'a fait franchir une nouvelle étape, la cinquième (!) dans l'étonnement :

"Hello my friend. Do you remember me? Very strange story about our paintings ... Maybe it was copies made by different artists or maybe the same artist painted the same scene in different versions? I don't know, I discovered the title of the painting - 'The Village Politicians' not sure who's the artist but it's attributed to David Wilkie (1785–1841). Best regards. Darius."


Traduisons :

"Bonjour mon ami. Vous vous souvenez de moi ? Histoire très étrange que celle de nos peintures… Peut-être que c’était des copies faites par différents artistes ou peut-être le même artiste a-t-il peint la même scène dans des versions différentes? Je ne sais pas, j’ai découvert le titre de la peinture  : « Les politiciens de village ». Je ne sais pas qui est l’artiste, mais le tableau est attribué à David Wilkie (1785-1841). Meilleures salutations. Darius."


Darius nous a donné ce titre, "The Village Politicians", sans plus de détails, comme on parle en français de "Café du Commerce", pour caractériser un lieu où les consommateurs s'adonnent aux joies de "la politique de comptoir". Mais il a ouvert ainsi une nouvelle voie pour ma recherche.


A la recherche du tableau original


C'est l'aide d'une amie américaine amusée par l'histoire, Salli Zimmerman, Professeure d'Université émérite en Histoire de l'Art, et toujours proche du CFTB, qui m'a permis d'accéder à d'autres versions, gravées ou peintes , de la même scène :

- ainsi cette gravure de 1813 :



The Village Politicians (1813)
 peint par D. Wilkie et gravé par A. Raimbach.
Library of Congress (www.loc.gov/pictures)


- ou ce tableau de John L. Krimmel, dit le Hogarth américain, peint vers 1819 :



The Village Politicians, ca 1819
par John L. Krimmel (1786 - 1821)
(Image Crystal Bridges Museum of American Art, Bentonville, Arkansas).



Le tire-bouchon est cette fois bien visible



Salli m'a surtout permis d'accéder à une étude pour le tableau original attribué à David Wilkie. Cette étude est conservée en Ecosse au Dundee Art Gallery and Museum. 

On y découvre la partie centrale de la scène de taverne, traitée cette fois par le maître :



"The Village Politicians"
David Wilkie (1785–1841) (attributed to)
(Photo Dundee Art Galleries and Museums Collection).



Et beaucoup d'autres copies du tableau attribué à Wilkie ont été réalisées plus tardivement…

Ma version des "Politiciens de Village", proche de celle peinte par Krimmel, peut manifestement soutenir la comparaison avec l'œuvre de Wilkie :



Détail de mon tableau
(Photo auteur)


-/-


Peut-être avec votre aide finirai-je par accéder au tableau original dans son entier et pourrai-je vérifier la présence du tire-bouchon d'Henshall dans cette peinture du début du XVIIIe siècle ? 

Ce serait l'étonnement final, en forme d'apothéose !


Le tire-bouchon figure en tout cas sur la version accrochée chez moi et méritait bien les honneurs de ce millième article !



Sur la table : le tire-bouchon !


J'adresse de  chaleureux remerciements à Salli Zimmerman pour l'aide précieuse qu'elle m'a apportée dans l'analyse de ce tableau.

Et j'espère que cet article inhabituel vous aura plu et que vous serez nombreux à me faire part de vos réactions…



M


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