mercredi 18 octobre 2023

MEMOIRES D'UN "TIREBOUCHON" DE FAMILLE

 

Amis blogueurs, bonsoir !


Je n'aurai pas beaucoup de travail ce soir : je vais simplement m'effacer derrière Daniel Bellet, auteur d'un très bel article paru il y a cent-quarante ans dans La Gazette des Bains de Mer de Royan-sur-L 'Océan :


MEMOIRES D'UN "TIREBOUCHON" DE FAMILLE


Oui, vous avez bien lu : "tirebouchon" et non "tire-bouchon" ou "tire bouchon" ! Quel dommage que nous n'ayons pas gardé cette orthographe si simple !



La Gazette des Bains de Mer de Royan-sur-L 'Océan, 
numéro du 27 novembre 1887


L'auteur, Daniel Bellet, né le 30 juillet 1864 à Saint-Julien-de-l'Escap (Charente-Maritime) et mort le 11 octobre 1917 à Maisons-Laffitte (actuelles Yvelines), était économiste, professeur et journaliste. Il écrivait notamment dans la Gazette des Bains de Mer de Royan et parlait manifestement couramment la langue des tirebouchons !


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Voici donc, traduit par lui, l'histoire d'un tirebouchon qui se disait parisien :
"Mon père habitait le Marais, l'ancien Paris commerçant, et fabriquait des bouchons, des sceaux et des futailles, des marteaux pour tonneliers, et généralement tous les appareils nécessaires à ceux qui s'occupent des vins et des eaux-de-vie, soit qu'ils les vendent, soit qu'ils les aiment et les consomment."

Mais l'autoportrait qu'il donne laisse plutôt penser à un enfant adopté : 
"J'étais un tirebouchon sérieux, en cuivre et en fer, destiné à vivre mon siècle et même davantage, si l'on savait me traiter suivant mes mérites [...] Par une rotation continue, toujours dans le même sens, d'un mouvement respectueux et lent, je soulevais doucement le bouchon et l'enlevais, sans effort, sans imprimer la moindre secousse au liquide."





Cuivre, fer, double pas de vis, poignée en os poli et pinceau trahissent des origines anglaises, la famille Thomason probablement, même si le blason n'est pas évoqué...







Acheté par un marchand, c'est en Charente, pays de cognacs, que notre tirebouchon allait rencontrer sa destinée. Placé en vitrine, "au milieu de pains de cire, de robinets, de tirebouchons vulgaires", notre tire-bouchon brille de tous ses feux. Le marchand le présente, le valorise, montre son fonctionnement jusqu'à ce qu'un médecin-maire de village le considère et l'ausculte avec attention.





Le prix n'est fixé qu'après une longue discussion entre acheteur et vendeur : "deux écus de trois livres, ce qui représentait alors environ six francs et n'en vaudrait pas moins de dix à douze aujourd'hui" (en 1887), ... soit l'équivalent d'une quarantaine de nos Euros : un achat bien négocié pour un si bel instrument, non ?





Crise d'angoisse lors du déjeuner : le maître boit de l'eau et notre tirebouchon reste enfermé dans un tiroir...




Mais au dîner, baptême du feu : dans les mains de la cuisinière, notre tirebouchon, rasséréné, ouvre deux bouteilles d'un vin local, le côteau des Tartres lequel rivaliserait avec les meilleurs bordeaux. Et c'est le début d'une belle vie pour notre héros !





Le fils succéda au père et notre tirebouchon continuait de servir, imperturbable, "bien qu'une servante maladroite eût faussé quelque peu mon tube de cuivre en me laissant choir". 
La vieillesse s'annonce pourtant : "mon tube de cuivre s'était fendu à l'endroit où j'avais subi jadis le premier bossellement ; mon pas de vis en cuivre était complètement usé, et l'on ne se servait plus de moi que comme d'un vulgaire tirebouchon et pour ne pas me chagriner en me remplaçant par un autre". 
Et la décrépitude : "Enfin, comble de malheur ! ma jolie perruque noire, à force de brosser la cire, s'était mise à tomber peu à peu, et maintenant il ne restait plus, ô horreur ! sur mon crâne dénudé qu'un trou noir rempli par la cire qui tenait jadis mes pauvres cheveux...".







Le pire restait à venir : "mes deux tubes en cuivre restèrent entre les mains de la bonne [...] j'étais réduit à l'état de squelette, plus laid même que les tirebouchons les plus vulgaires".




Trois ou quatre années plus tard : 
"au commencement de janvier, pendant un dîner de famille où j'avais travaillé comme quatre, je sentis une douleur épouvantable me retentir dans tout le corps : j'avais les reins brisés !
Enfin, peu de jours après, j'eus à lutter contre un bouchon de mauvaise composition et ma pointe y resta."




L'existence de notre tirebouchon était finie : né au début des années 1800, il avait traversé le siècle pour s'éteindre vers 1887 ! 





Gardons son souvenir et retenons sa morale :

"Respectez la vieillesse, jeune [tirebouchon] orgueilleux, et souvenez-vous que rien n'est plus honorable et plus beaux que les blessures des vieux travailleurs !"




M






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