Amis lecteurs, bonjour !
La découverte, dans un lot de vieux papiers, de buvards publicitaires distribués aux écoliers par la Maison Sénéclauze est à l'origine de cet article rapprochant
Evian et Oran, ou l'eau et le vin.
Joie, santé, qualité : les arguments mobilisés étaient nombreux
pour encourager la consommation de vin.
Mais évoquer la Maison Sénéclauze un 18 mars, c'est aussi évoquer la difficile décolonisation de l'Algérie.
Nous sommes le 18 mars 2022 et c'est le 60° anniversaire, jour pour jour, de la signature des accords d'Evian entre les représentants du gouvernement français et ceux du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA). Ces accords rendirent son indépendance à l'Algérie, la paix, mais pas l'apaisement.
Mars 1962... j'avais douze ans et j'étais en 5ème à Hayange, en Moselle.
Dans les mois précédents, à Paris, mais aussi à Metz, les "ratonnades" avaient fait de nombreux morts et blessés parmi la population nord-africaine (4 morts et 27 blessés à Metz les 23 et 24 juillet 1961). Chez nous, "l'Organisation armée secrète" ou OAS, hostile à l'indépendance et putschiste, plastiquait à tout-va, nous valant quelques évacuations inopinées de nos salles de cours.
Mon jeune professeur d'histoire-géographie, qui venait d'achever son service militaire en Algérie, m'avait donné à faire un exposé sur la couverture de ce qu'on appelait encore "les évènements d'Algérie" : j'étais allé la chercher dans les différents journaux d'opinion français : Le Monde, L'Humanité, Combat (le journal de Camus), L'Aurore, France-Soir, Témoignage Chrétien, Le Figaro... sans oublier le Canard Enchaîné... j'en ai surtout gardé le souvenir de l'humanisme d'Albert Camus.
Conquise 132 ans plus tôt, l'Algérie avait été pour la France une véritable colonie de peuplement, au point qu'il est difficile d'imaginer aujourd'hui la sujétion dans laquelle se trouvait le peuple algérien dépossédé de ses terres, tout comme il est difficile de ressentir l'attachement des colons européens à ce pays où leurs aïeuls s'étaient souvent installés un siècle plus tôt...
A l'issue de la seconde guerre mondiale, où l'Algérie avait tenu un rôle déterminant pour la libération de la France, celle-ci avait raté l'occasion d'une décolonisation pacifique : allaient s'en suivre près de huit années d'insurrection et de massacres jusqu'à l'indépendance.
Mars 1962 : la délégation algérienne à Evian.
(Wikipedia)
Les conséquences humaines de la colonisation avaient été détestables, la France refusant la citoyenneté aux populations autochtones et les cantonnant dans un statut subalterne encadré par le régime dit de "l'indigénat".
Les conséquences de la guerre d'indépendance furent en retour dramatiques pour les colons : entre la signature des accords d'Evian le 18 mars 1962 et la proclamation de l'indépendance le 5 juillet, plus d'un million de "rapatriés" : "pieds-noirs" européens, juifs sépharades et Français de souche musulmane ou "harkis", fuirent l'Algérie et les combats, le plus souvent pour la métropole... où l'accueil ne fut pas toujours à la hauteur.
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Mais il est temps de nous recentrer sur le sujet qui nous occupe, la viti-viniculture en Algérie. Il faut rappeler qu'avec la colonisation et par volonté politique, le vignoble algérien n'avait cessé de s'étendre. Une citation du général Chanzy, gouverneur général en 1875, l'illustre bien : "avec le phylloxéra en France, si l'Algérie a la volonté et la prudence de l'éviter, c'est l'Algérie qui bientôt, appelant à son aide un certain nombre de vignerons, remplira les cuves de France".
Et, de fait, la région d'Oran constituait en 1936 la première région viti-vinicole de France avec 400 000 hectares de vignes, soit près du double du vignoble du Languedoc-Roussillon, et une production annuelle de quelques 20 000 000 d'hectolitres : des vins chargés en alcool, utilisés pour renforcer des vins métropolitains de faible teneur alcoolique, des vins de qualité, parfois comparés à ceux de Bordeaux !
Parmi les entreprises de ce secteur, la Maison de négoce Sénéclauze tient une part importante.
Reprenons les informations données par le site de l'entreprise :
"L’histoire de famille commence à Oran en 1890 où Théodore Sénéclauze, tout juste âgé de 20 ans, monte une affaire de négoce de vins novatrice. Son idée ? Vendre du vin en barriques par correspondance. Théodore Sénéclauze est sans doute le premier à avoir lancé ce système de distribution... qui connaît rapidement le succès. Bientôt la Maison Sénéclauze se spécialise dans la sélection de grands vins d’Algérie et particulièrement d’Oranie."
Ces vins de négoce sont d'abord transportés en barriques consignées, particulièrement vers Paris et les entrepôts de Bercy, avant d'être distribués à la clientèle.
Très appréciés de la population, les vins Sénéclauze seront également commercialisés en caisses de 15 bouteilles d'un litre, dites "litres à étoiles", et munies de bouchons couronnes.
Il faut noter encore que le succès aidant, la Maison Sénéclauze investit dans le Bordelais en achetant dès 1935 le Château Marquis de Terme à Margaux, Grand Cru Classé en 1855 puis, après 1962, dans les Côtes de Provence. Elle poursuit cependant parallèlement ses activités de distribution des vins d’Algérie, notamment leur exportation vers l'U.R.S.S., avec l'aide de Jean-Baptiste Doumeng, le "milliardaire rouge", et de son groupe Interagra.
Des tire-bouchons Sénéclauze ?
La période qui nous intéresse est celle de l'Algérie française pendant laquelle la Maison Sénéclauze, négociant-grossiste, développe une intense politique de communication axée sur la "réclame" : buvards, images, sachets illustrés... sont distribués sans compter.
Encore faut-il se souvenir que les documents commerciaux appartiennent à leur époque et qu'ils doivent donc être analysés dans leur contexte historique, même s'ils nous choquent aujourd'hui !
Retenons dans ces documents "réclame" trois arguments tournés vers les colons européens, la population autochtone musulmane n'étant pas concernée par la consommation d'alcool : la référence hygiénique, l'adresse aux enfants et la représentation des "indigènes".
- On le voit dans l'illustration ci-dessous, le vin est présenté comme un aliment hygiénique :
Il s'agit d'une récupération très spécieuse des arguments de Louis Pasteur, lequel voyait en fait dans la consommation raisonnable de vin un reconstituant calorique pour les travailleurs de force, une atténuation du risque septique lié à la consommation d'eau non potable, et surtout une alternative à celle d'alcools forts ou "tord-boyaux". Mais la publicité ne retint de ces considérations sanitaires qu'un encouragement à une consommation quasi-illimitée de vin.
- Le deuxième argument vise à dédramatiser une consommation précoce en utilisant des représentations d'enfants heureux autour du vin :
Comment imaginer une telle campagne aujourd'hui ?
- Le troisième argument, la représentation - plus raciste qu'humoristique - de personnages autochtones dans des séries de chromos ne s'adressait manifestement pas aux colons les plus éclairés :
Une autre série se montrait heureusement plus respectueuse et mettait en scène la beauté des personnages :
... à une galerie de portraits plus respectueuse...
Nul doute que ces chromos devaient donner de l'Algérie une image exotique !
On l'a vu, la maison Sénéclauze a commencé à vendre le vin en barriques consignées, puis en caisses de 15 litres capsulés : nul besoin de tire-bouchon pour le consommer donc !
Mais les tire-bouchons sont eux-mêmes des arguments publicitaires, et la maison Sénéclauze en fit un usage massif, distribuant des tire-bouchons et sommeliers simples, mais bien marqués à son nom :
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Concluons cet article en saluant les accords d'Evian et l'indépendance retrouvée de l'Algérie et, plus modestement, en rappelant que l'eau d'Evian, la ville où furent signés les accords, n'interrompît pas le flux du vin d'Oran.
Quant au tire-bouchon, Sénéclauze, à défaut d'en justifier l'utilisation, sut l'utiliser pour sa promotion.
M
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