mercredi 18 mars 2020

LA CONQUÊTE DU MONDE PAR LE TIRE-BOUCHON : LA PEINTURE DE WILLIAM HOGARTH



Amis hélixophiles, bonjour !



Je vous propose de revenir aujourd'hui sur 
"la conquête du monde par le tire-bouchon".
Cet article évoquera les représentations de tire-bouchons dans les œuvres de William HOGARTH, peintre anglais majeur du XVIIIe siècle.

Il s'appuiera largement sur un article que j'avais écrit pour la revue du club Français du Tire-Bouchon, l'Extracteur.


Comme vous le savez probablement, je travaille avec notre ami Armando CECCONI, Président de l'Associazione Italiana Collezionisti Cavatappi, à reconstituer l'histoire de la diffusion du tire-bouchon dans les décennies qui ont suivi son invention.
Pour établir cette "fresque historique", nous recherchons les représentations les plus anciennes possibles de tire-bouchons dans les différentes langues européennes, comme dans la littérature et la peinture.

Il faut le reconnaître, les exemples ne sont pas très nombreux pour ce qui concerne la peinture de l'époque. 
William HOGARTH est un contre-exemple : des tire-bouchons sont présents dans deux au moins de ses tableaux.



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William HOGARTH (1697-1764) était un graveur et peintre anglais. Franc-maçon, il est décrit par les historiens d'art comme un homme libre et un philanthrope engagé.
On doit sa biographie et l'édition en français de son "Analyse de la Beauté" à Hendryk JANSEN, bibliothécaire de Charles-Maurice de TALLEYRAND-PERIGORD, notre TALLEYRAND.

Se démarquant complètement des influences étrangères, italienne et française principalement, William HOGARTH est considéré à juste titre comme le père de l'école artistique anglaise.
Il s'attacha pour cela à peindre ou graver de manière satirique, humoristique et théâtralisée, les classes aisées de la société anglaise de son temps et à en fustiger les dépravations. L'analyse de ses œuvres suppose plusieurs niveaux de lecture, tant les éléments de décors qu'il additionne dans ses réalisations sont chargés de symboles, particulièrement minutieux et signifiants.

On doit à William HOGARTH la fondation en 1735 de la St Martin's Lane Academy, préfiguration de la Royal Academy of Arts.
On lui doit également, résultat de la lutte qu'il engagea contre les imitateurs de ses gravures, la première loi de protection des droits d'auteur : the Engravers' Copyright Act, connue sous le nom de "Loi Hogarth", laquelle interdit de tirer des estampes d'art sans l'accord contractuel de l'auteur.

HOGARTH est également célèbre pour avoir publié en 1753, son "Analyse de la Beauté", traduite en français par JANSEN, traité dans lequel "il cherche à prouver que la ligne serpentine est la véritable ligne de la beauté". 




Pour lui, les principes fondamentaux de la beauté sont : "la convenance, la variété, l'informité, la simplicité, la complication et la quantité",
... mais peut-on enfermer ainsi la beauté ?



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Les deux œuvres de William HOGARTH que je vous propose d'examiner sont : 
- une gravure réalisée en 1733 et intitulée : 
"A Midnight Modern Conversation".
- et une peinture prise parmi un ensemble de six réalisées entre 1743 et 1745 
"Marriage à la Mode, The inspection" (planche 3).
Les peintures servirent de modèles à HOGARTH pour en tirer des gravures, forcément inversées.

Précisons que mon article est nourri à la fois des travaux de Hendryk JANSEN et d'un commentaire du tableau "Marriage à la Mode" publié par Franck ELLIS en 2003 (Cf. site du CCCC). Franck ELLIS y dit avoir été lui-même sensibilisé par un marchand anglais, Andy CRAWFORTH.


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A Midnight Modern Conversation


Précisons qu'il s'agit bien d'une gravure et non d'un tableau, même s'il existe une copie peinte de cette gravure au Centre for British Art de l'Université de Yale (mais la peinture n'est pas de HOGARTH).





La gravure montre une scène d'orgie masculine où le punch de minuit remplace la cérémonie du thé de dix-sept heures. La volonté chez HOGARTH de dénoncer l'inconduite de ces personnages est manifeste.
Pour Hendryk JANSEN, "le peintre a voulu dessiner le caractère général de l'humanité au moment où le chef-d'œuvre de la création oublie sa dignité et se rapproche, par l'ivresse, des brutes ou, pour mieux dire, se met au-dessous d'eux." 
JANSEN s'attache à décrire minutieusement tous les détails de la scène, depuis la pendule qui marque 04 heures... du matin, jusqu'aux bouteilles qui jonchent le sol. Les personnages, appartenant aux couches aisées de la société, ne sont pas épargnés par la satire : pasteur en soutane servant le punch, officier ivre-mort couché aux pieds d'un médecin dans le même état, politicien inconscient embrasant sa manchette... 
L'oeuvre nous offre un précieux témoignage sur les accessoires de l'époque : tenues vestimentaires, verrerie, bouteilles, pipes...
Mais, étant davantage concernés par eux que ne devait l'être JANSEN, nous nous focaliserons sur les tire-bouchons.



Les tire-bouchons

Nous pouvons observer que deux personnages prévoyants portent un tire-bouchon au doigt. Il s'agit de l'ecclésiastique brassant le punch et du personnage au bonnet de nuit soufflant de la fumée, probablement un commerçant.




Concernant les tire-bouchons, notons qu'il s'agit de modèles de poche, tous les deux munis d'un pompon et portés au doigt.
Ils sont conformes en tous points à la définition que donnaient les dictionnaires de l'époque, notamment le Dictionnaire de l'Académie Française, deuxième édition, en 1718 : "une sorte de vis de fer ou d'acier, qui tient à un anneau, et dont on se sert pour tirer les bouchons des bouteilles".
Les petites dimensions de ces tire-bouchons nous rappellent que la gravure date de 1733 : les bouchons de cette époque, taillés à la main et de forme conique, ne devaient pas être bien difficiles à extraire.



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Marriage à la Mode, The inspection


Notre second document fait partie d'un ensemble de six peintures réalisées par William HOGARTH entre 1743 et 1745. Ces peintures lui servirent de modèles pour en tirer des gravures, forcément inversées.





L'ensemble est intitulé "Marriage à la Mode", dans le "franglais" de l'époque. 
HOGARTH a nommé ces six peintures, dans l'ordre chronologique où elles apparaissent dans l'histoire : The marriage contract, Shortly after the marriage, The visit to the quack doctor - ou The inspection -, The countess’s morning levee, The killing of the earl, The suicide of the countess.
L'ensemble constitue une satire moralisatrice et grinçante d’un tragique mariage de convenance et d'intérêt entre noblesse dépravée et désargentée et bourgeoisie arriviste prête à tout.
La France est plus qu'égratignée dans cette œuvre.



Résumons l'analyse de JANSEN, reprise d'autres commentateurs :
Le mariage de convenance a eu lieu, mais le marié a poursuivi ses frasques, au risque d'attraper le "mal français". 
La scène se passe dans le cabinet d'un curieux médecin au physique disgracieux et à la tenue négligée, affublé d'un nom forcément français, Monsieur de LA PILLULE, manifestement spécialiste du mal du même nom : la syphilis !
Le jeune vicomte a contracté ce mal auprès d'une prostituée, petite "sainte-nitouche" ici présente avec sa matrone. Cette dernière, écrit JANSEN, avait dû garantir que la demoiselle "était parfaitement innocente, et exempte de tout espèce de gallicanisme" (sic) ! Pourtant, comme le vicomte, la fille, en habituée du cabinet, tient dans la main une boîte de pilules, tandis que la matrone, elle-même porteuse des stigmates de la maladie, surjoue l'indignation, un couteau à la main. Ajoutons que HOGARTH a placé, de manière très suggestive, une autre boîte de pilules sur le siège, entre les jambes du comte.

Monsieur de LA PILLULE est un personnage librement inspiré de Jean MISAUBIN (1673-1734), huguenot français réfugié à Londres et médecin à succès. Etait-il médecin ou charlatan ? JANSEN fait observer à ce sujet que la dent de narval placée en position oblique est l'enseigne des barbiers à Londres...
Dans le tableau de William HOGARTH, Monsieur de LA PILLULE est en tout cas installé dans un décor évoquant le Museum créé par le vrai MISAUBIN chez lui au 96 St Martin' Lane : ce cabinet de curiosités chargé de symboles était certainement destiné à en imposer à ses pratiques. 
St Martin' Lane... une voie que HOGARTH connait en voisin : c'est là en effet qu'il a fondé huit ans plus tôt son Académie, la St Martin's Lane Academy !
Il est clair que pour HOGARTH, franc-maçon peignant un autre franc-maçon, la dent de narval, la vanité, les écorchés dans l'armoire, les monstres au-dessus... chaque symbole a forcément son importance !
Mais bien sûr, ce sont les tire-bouchons qui nous intéressent encore ici.


Un livre et une machine à déboucher une bouteille

En bas à droite sur la peinture, nous dit JANSEN, se trouve un livre ouvert, ayant pour titre : 
"Explication de deux machines superbes, l'une pour remettre les épaules, l'autre pour servir de tire-bouchon, inventées par M. de LA PILLULE, vues et approuvées par l'Académie des Sciences de Paris." 

JANSEN commente : "HOGARTH nous montre en perspective ces deux machines, extrêmement compliquées pour les opérations les plus simples. Notre savant est parvenu ensuite à perfectionner la machine à déboucher une bouteille, et l'a donnée en petit, comme on le voit par le modèle qui en est posé sur le plancher."
Mais pourquoi cette machine, incongrûment représentée dans le cabinet du médecin français, sinon pour renforcer l'impression qu'il s'agit d'un charlatan débauché ?
Franck ELLIS, dans son article, rend compte d'une version plus élaborée : un infâme avorteur français sévissait alors à Londres et était surnommé Monsieur Tire-bouchon... la présence du tire-bouchon accuserait alors Monsieur de la PILLULE de pratiques similaires.






Tout un traité pour user d'un tire-bouchon... HOGARTH se moque incontestablement ici de ces damnés français si compliqués ! 
Cependant il est loisible de regarder les choses autrement : l'ingéniosité est de mise dans cette machine à déboucher des bouteilles oignons que le peintre est allé jusqu'à munir d'une manivelle et d'une crémaillère.


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Au total, on voit bien que l'œuvre de HOGARTH le franc-maçon est marquée à la fois par l'esprit critique et le symbolisme. Si les personnages et mœurs peints par lui reflètent de manière très réaliste son époque et son "patriotisme artistique", son penchant maçonnique pour le symbolisme lui permet de complexifier les scènes et d'en proposer un second niveau de lecture.

Pour nous, "A Midnight Modern Conversation" permet d'apprécier la diffusion du tire-bouchon dans la société anglaise de cette première moitié du XVIIIe siècle. Les modèles de poche présents sur la gravure ne quittent manifestement pas le pasteur, ni le marchand.
Le tire-bouchon est ainsi devenu, à cette époque et dans les classes aisées anglaises, un objet "nomade"  pour oser cet anachronisme très XXIe siècle.
De son côté, "Marriage à la Mode", au-delà de la caricature, nous fait prendre conscience de l'imagination qui avait déjà été déployée pour ouvrir une bouteille – au point de pouvoir consacrer à cette action un traité technique et une machine complexe – alors que le premier brevet pour un tire-bouchon attendra encore un demi-siècle ! 


Et peut-être d'autres tire-bouchons restent-ils à découvrir dans les œuvres de William HOGARTH ? ... Ou dans d'autres œuvres picturales du début du XVIIIe siècle ?
Merci de me faire part des documents que vous connaissez : ils intéresseront à n'en pas douter les lecteurs de ce blog.



M




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