samedi 30 janvier 2021

ENIGMA N° 64 : PREMIERE MENTION D'UN TIRE-BOUCHON - LES REPONSES RECUES

 

Amis hélixophiles, bonjour !


Mon ENIGMA N° 64 a été beaucoup lue et plusieurs d'entre vous ont proposé des réponses.


Rappelons la question posée : 

ENIGMA N° 64 : à qui doit-on la première mention incontestable - parce que vérifiable - d'un tire-bouchon, et en quelle année ? 

Bien sûr, il s'agit de la référence à l'objet lui-même et non au terme français utilisé pour le désigner.


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Nicolas Amhurst en 1720 ?


Premier à intervenir, Patrick Christiaens a attribué cette première référence à un tire-bouchon au poète anglais Nicholas Amhurst en 1720.


De fait, Nicholas Amhurst (1697- 1742) est l'auteur d'un livre intitulé Poems on Several Occasions, publié en 1720. On y trouve un conte intitulé "The Bottle-Scrue"... la référence est incontestable :



Le tire-bouchon manque au héros !


Le héros est un vicaire de campagne confronté à un bouchon récalcitrant : il essaie de le retirer avec les dents, puis avec le pouce, sans succès. Ridiculisé, il congédie ses hôtes et se couche, dépité. Et Bacchus le visite alors en songe, muni d'un tire-bouchon...
La référence est incontestable, mais tardive par rapport à l'invention du tire-bouchon qu'on situe dans la décennie 1630-1640.


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Abel Boyer en 1702 ?


De son côté, Jean-Pierre Lamy s'interroge : 
"Ne serait-ce pas dans le Dictionnaire Royal François et Anglois d'Abel Boyer, publié en 1702 ?"

Effectivement, Jean-Pierre a raison : le mot tire-bouchon et sa traduction scrue sont associés pour la première fois dans le Dictionnaire Royal François et Anglois d'Abel Boyer. 



Exemplaire consulté à la Bibliothèque nationale de France.



Tire-bouchon : a Scrue


Cependant le dictionnaire de Boyer est un dictionnaire de traduction : les mots préexistaient donc forcément avant d'y trouver place.


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John Worlidge en 1676 ?


François Touzin est intervenu à son tour. 
Pour lui, "la toute première référence littéraire sur un tire-bouchon fut publiée en Angleterre en 1676 par Monsieur J. Worlidge dans une revue sur la production du cidre intitulée A treatise of cider".



A Treatise of Cider, 1676, incluant le texte de John Worlidge.



François ajoute : 
"Comme tu le sais c’est Sir Kenelm Digby (1603 - 1665) qui fut le précurseur de la bouteille moderne qui pouvait être mise en cave avec son contenu. Quel homme intelligent et sage...mais par bouteille moderne, on ne doit pas confondre avec la forme cylindrique que l’on connaît aujourd’hui et qui est idéale pour le "binning".
Une observation : je pense que c’est plutôt l’introduction du bouchon de liège qui permit de  laisser reposer les bouteilles de vin en cave car la forme des bouteilles, en oignon jusqu’à la fin du premier quart du XVIIIe siècle, ne permettait guère de les coucher et de les laisser vieillir, d’autant qu’à cette époque, les bouchons de liège étaient juste enfoncés et tenus avec une ficelle, donc le bouchage n'était pas si hermétique que cela.
Certainement pour les bouteilles de cidre ou autres boissons produisant du gaz, il fallait que les bouchons soient bien enfoncés."

La contribution de François est riche.
L'invention de la bouteille dite moderne par Kenelm Digby remonte à 1632. Elle répond au besoin exprimé par les cidriers anglais.
Dans la revue intitulée Vinetum Britannicum or a Treatise of cider publiée en 1676, Worlidge évoque la façon de conserver les bouteilles de cidre : il faut les boucher hermétiquement au moyen de bouchons de liège et les laisser reposer couchées, "binning of tightly corked cider bottles on their sides".
François déduit de cette description du bouchage hermétique par Worlidge la nécessité d'utiliser un tire-bouchon pour ouvrir la bouteille. 
C'est en effet plus que vraisemblable, mais la référence explicite au tire-bouchon manque.



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Cromwell, entre 1649 et 1651, à en croire Voltaire ?


Patrice Husson se demande : 
"Est-ce  Cromwell (1599-1658) ? Vu dans les Œuvres de Voltaire  parues en 1756."
Et Patrice d'ajouter dans notre échange que Voltaire a probablement repris des éléments biographiques plus anciens qu'il faudrait pouvoir retrouver : ils nous permettraient sûrement de nous rapprocher de la date de l'anecdote.

Je suis de cet avis : Voltaire évoque d'ailleurs "une anecdote certaine conservée dans la maison de St. Jean".


Extrait des Œuvres complètes de Voltaire, 1757.


Bert Giulian, dans une longue contribution, rejoint tout d'abord Patrice.
Il m'écrit, avec humour : 
"Je sais que tu as une référence précoce de Voltaire et je ne pense pas pouvoir en trouver une plus ancienne. Tu mérites le prix !"

Bert, comme Patrice, fait ici allusion à une présentation de cette citation que j'avais faite dans le cadre du Club Français du Tire-Bouchon. 
La citation est tirée des Œuvres complètes de Voltaire parues en 1757. 
L'anecdote est datable : 
- Cromwell est parvenu au pouvoir après le procès et surtout l'exécution du roi Charles 1er le 30 janvier 1649.
- La scène décrite par Voltaire réunit Cromwell en train de boire avec ses conseillers Ireton, Fletwood et Saint-Jean, tous cherchant un tire-bouchon tombé sous la table. Or Ireton, gendre de Cromwell, est mort le 26 novembre 1651 : c'est donc entre 1649 et 1651 qu'a pu avoir lieu la scène décrite par Voltaire.
Mais le texte de Voltaire est postérieur d'un siècle à la scène décrite... il faudrait vraiment pouvoir accéder à la source, peut-être dans la maison de Saint-Jean ?


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William Morice en 1767 ?


Dans sa contribution, Bert poursuit en évoquant d'autres citations, anciennes mais sujettes à caution :
"Un [texte] que j’aime mérite d'être inséré ici, bien que ne décrivant pas spécifiquement un tire-bouchon : une mention précoce d’un scrue a été faite par William Morice en 1657, qui a déclaré au sens figuré, "They must be strange Scrues and Wires that shall draw this conclusion from the Text".
Soit approximativement en français : "Ce doit être d'étranges vis et fils pour tirer cette conclusion à partir du Texte". Scrues and Wires, des vis et des fils en français : il faut peut-être voir là l'équivalent de l'expression française "tirer les ficelles [sous-entendu, des marionnettes]" et les manipuler discrètement.

Grâce à Bert, j'ai retrouvé cette citation  dans le Oxford English Dictionary.
On y voit un article consacré au mot "screw". La sixième acception est celle qui nous intéresse particulièrement :

6. a. An instrument terminating in a ‘worm’ for screwing into something in order to pull it out; esp. a corkscrew; also, the ‘worm’ itself. Also fig.
screw or kettle = corkscrew (i.e. wine) or hot water (i.e. grog).

1657 W. Morice Coena quasi Κοινὴ Dial. iii. 145 They must be strange Scrues and Wires that shall draw this conclusion from the Text. 1702 Bottle Screw [see bottle n.1 5]. 1768–74 Tucker Lt. Nat. (1834) II. 461, I have stopped the bottle with a good cork; I can draw it out again with a screw. 1819 Edin. Ann. Reg. (1823) XII. App. 74 James Smith proved his making a worm or screw to the ramrod of the pistol. 1832 J. Barrington Sk. III. iv. 44 He was the hardest-goer either at kettle or screw‥of the whole grand~jury. 1835 W. H. Maxwell My Life II. i. 7 Good eating, produced good drinking;‥and the commander politely inquired whether I would be for ‘screw or kettle’.

Le premier exemple donné cite un écrit de William Morice, daté de 1657. Je partage le sentiment exprimé par Bert Giulian : "C’est une discussion religieuse complexe et il est difficile pour moi de suivre la terminologie et la construction en anglais ancien. Je pense que Morice exprime une conviction dans une controverse. Obtrude signifie importun ou intrusif. Morice a de la difficulté à recevoir une réponse à sa question et ne s’y attend apparemment pas.
Scrues and Wires sont des termes appropriés pour nous et suggèrent une hélice de fil de fer à "dessiner".  
Mais, je suis d’accord avec toi, ce n’est pas concluant. Cette référence appartient à une catégorie de soutien à une thèse, comme celle de Voltaire."

J'avoue avoir un peu de mal à comprendre pourquoi la citation de Morice a été utilisée pour illustrer cette acception dans le Oxford English Dictionary.


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Sedulius Scottus... au IXe siècle ?


Redonnons la parole à Bert : 
"Et, bien sûr, au moins pour penser au sujet, il est difficile de battre le moine irlandais, Sedulius Scottus, écrivant au 9ème siècle :

Balsami cortex redolens aroma
Ungulis ferri patiturne vulnus,
Unde fissuris pretiso manat
Gutta liquoris ?

Ce que Bert traduit en anglais par :

Does not the cork, redolent of balsam,
Endure the piercing of the iron claw,
Whence from the fissures flow such a precious
Drop of liquid?

Et dont je vous propose pour ma part cette version en français :

L'écorce, rêvant de baume,
Endure le percement par la griffe de fer,
Et de la blessure coule comme une précieuse
Goutte de liqueur ?

Ma traduction nous éloigne d'un débouchage de récipients fermés au liège pour évoquer plutôt le gemmage des pins.
Cortex signifie à la fois le liège et l'écorce. Et la griffe de fer correspond bien à l'outil de gemmage qu'utilisaient déjà les gallo-romains pour récolter la résine des pins.

Retenons de l'échange avec Bert que les anciennes citations sont matière à réflexion, à doute, mais aussi à échanges féconds. 
Nous ne sommes certes pas dans "l'indubitable", mais la poésie est belle !


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Nehemiah Grew en 1681 !


C'est finalement Patrick Christiaens qui nous apporte, à son corps défendant, la bonne solution : 
"J'ai trouvé une autre date (1681) correspondant à un catalogue dans un musée qui ne cite pas le mot tire-bouchon, mais fait uniquement référence à une "mèche en acier utilisée pour ôter les bouchons des bouteilles" ... donc j'ai écarté cette proposition puisque par la suite on parlait de bottle-screw et qu'il semble donc que le mot "corkscrew" ne date que de 1720..." 

Patrick n'aurait pourtant pas dû écarter cette référence. On la doit à Nehemiah Grew, elle date de 1681 et c'est à ma connaissance la première référence incontestable au tire-bouchon par la définition explicite qui en est donnée. 
Le botaniste et médecin anglais Nehemiah Grew présente cette année-là un rapport à la Royal Society of London for the Improvement of Natural Knowledge (l'équivalent de l'Académie des Sciences en France). 



Nehemiah Grew, Catalogue des raretés conservées au 
Gresham College, siège de la Royal Society, 1681.


Décrivant les spécimens conservés dans les collections du Gresham College, Nehemiah Grew compare la forme spiralée d'un fossile à la "Steel Worme", ou vis de fer, utilisée pour extraire les bouchons de liège des bouteilles :
"Not much unlike a Steel Worm used for the drawing of corks out of Bottles."

La source et la date sont incontestables : il n'y a aucune place pour le doute.



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D'autres références auraient également pu être citées, très proches par leur date. Par exemple :
- Le poème L'origine du tire-bouchon par Alexandre Lainez, vers 1690.
- Le récit du voyage aux Antilles entrepris par Jean-Baptiste Lebat en 1693 et sa rencontre avec des colons anglais munis de tirebouchons "fort propres" et "très bien travaillez". 
- Ou encore le périodique "The London Spy" ("L'espion londonien") de Ned Edward  donnant en 1700 une des premières mentions irréfutables d'un bottle screw.


Toutes seront reprises dans le livre auquel je travaille sur la conquête du monde par le tire-bouchon.
Merci aux contributeurs pour cet échange utile et passionnant pour tous ceux qui s'intéressent au tire-bouchon.



M


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